ÉDITOS

Figures de l’horreur

PAndré Rouillé

La question de la figuration de l’horreur se pose à nouveau avec la commémoration de l’effroyable génocide qui s’est soldé, au Rwanda en 1994, par le massacre de 800 000 Tutsis, pourchassés et froidement exécutés à coups de houes, de machettes ou de gourdins par des paysans de l’ethnie majoritaire Hutus : un «travail» (sic) programmé, justifié et encadré par les autorités politiques et religieuses, l’administration et une propagande indigènes ;

une tragédie connue, tolérée et parfois même accompagnée par les pays occidentaux, dont la France.

Si l’horreur lance un immense défi à la représentation, est-elle pour autant irreprésentable? La Shoah, le génocide du Rwanda, l’épuration ethnique de Bosnie, les massacres du Cambodge, interdisent-ils la représentation ou l’art? Ces questions ont été récemment relancées en France à l’occasion de l’exposition Mémoire des camps. Photographies des camps de concentration et d’extermination nazis.

L’horreur de la Shoah a été telle, par son ampleur, sa mécanique et sa sinistre singularité, qu’elle a ébranlé la civilisation comme une immense conflagration. Son intensité, mais surtout sa nature et son économie ont dépassé les limites admises de l’humain. Ce pourquoi elle a été, et est encore largement, considérée comme un obstacle indépassable opposé aux facultés humaines de penser, d’imaginer, de symboliser.
Ce qui se traduit, à propos de la Shoah et de génocides aussi terribles que celui du Rwanda, par une série de postures qui, toutes, manifestent une impossibilité pour les hommes à aborder des actes qui, aussi monstrueux soient-ils, ont pourtant été perpétrés par des hommes…

Réputée irreprésentable, impensable, infigurable, inimaginable, l’horreur, dans son paroxysme même, n’a pas cessé de défier les mots, les pensées, les images, sans jamais les abolir.
Dès lors, la question de l’irreprésentable (ou de l’«imprésentable» de Jean-François Lyotard) fait place à celle de la distance représentative: la posture éthique vis-à-vis des faits, et esthétique vis-à-vis des matériaux mobilisables (mots, concepts, images) pour en rendre compte.
Cela apparaît clairement dans les photographies prises au Rwanda qui diffèrent largement selon la distance que leurs auteurs ont adoptée par rapport à l’horreur.

En raison d’une longue pratique de la photographie de presse, et d’un culte voué au témoignage, Gilles Peress adopte systématiquement, en Bosnie comme dans son livre Le Silence sur le Rwanda, la même posture : la description crue, le gros plan, la netteté, la clarté, la série. Autant de formes de l’évidence et de la prétendue objectivité qui sont paradoxalement assorties d’effets esthétiques délibérés, éthiquement aussi douteux parfois que ces épreuves dont le grand format les rend propices à la délectation.

A l’inverse, l’artiste chilien Alfredo Jaar qui a, en août 1994, réalisé au Rwanda plus de trois mille clichés des victimes de la guerre, a choisi de n’en exposer aucun. Il a préféré concevoir des monuments à l’aide de cinq cent cinquante boîtes en carton noir hermétiquement closes, dont chacune renferme une épreuve photographique.
Les images sont là, mais paradoxalement soustraites au regard. Chacune d’elles n’est accessible que par l’intermédiaire d’une description consignée sur le couvercle de sa boîte, c’est-à-dire par un texte qui se substitue à elle. En renonçant ainsi à montrer les horreurs du génocide, à tirer parti de l’éloquence descriptive de ses clichés, et à susciter l’émotion du spectateur, c’est-à-dire en adoptant une stratégie du retrait, Alfredo Jaar refuse d’ajouter des images à la pléthore d’images de presse, et de dissoudre son témoignage dans le flux ininterrompu des informations visuelles qui sillonnent le monde.

Il s’oppose ainsi radicalement à la compulsion de témoignage des photographes d’agences. Au culte de la reproduction du réel, se substitue la conscience aiguë que l’excès d’image sature le regard, détourne l’attention, et brouille la conscience. Avec la rigueur d’un manifeste éthique et esthétique, l’œuvre de Jaar se dresse face à l’excès et à la surenchère visuels, face à la pornographie du gros plan et du scoop, face à la mise en spectacle et à la banalisation de la souffrance qui, comme le soulignait déjà Adorno, offensent la dignité des victimes «données en pâture au monde qui les a assassinées».

Cette œuvre de Jaar, qui s’ancre totalement dans le reportage photographique, mais qui en inverse la logique en masquant les clichés, est paradoxale. Nécessairement paradoxale, puisqu’il s’agit d’enrayer le fonctionnement de certaines images, puisqu’il s’agit, également, d’affronter la question de la figuration de la souffrance physique : sans la surexposer ni refuser de la voir, ce qui «serait inadmissible au nom de la justice», ajoute Adorno.

Cette œuvre est éminemment : non pas du fait qu’elle traite d’une guerre civile, d’un génocide, mais par sa manière de le faire. Elle l’est moins par son objet que par sa forme. Sa dimension politique, c’est d’un geste esthétique qu’elle provient. Un geste qui rompt avec le reportage et l’information, qui abolit l’image photographique au profit des mots, qui situe le travail sur une autre scène, celle de l’art, et qui donne une forme à cette rupture: le dispositif textuel et sculptural des «tombeaux d’images».
Ce geste esthétique est politique en ce qu’il inverse et dénonce le modèle documentaire des médias, en ce qu’il oppose radicalement les deux ordres du visible et du dicible, et en ce qu’il propose une «refiguration du champ de l’expérience».
Fendre les images des médias passe donc, chez Alfredo Jaar, par la posture radicale de remplacer la visibilité photographique par la lisibilité d’un texte et par la construction de monuments funéraires — les «tombeaux d’images».

Dix ans après, le quotidien Libération (6 avril 2004) aborde le drame du Rwanda au travers des «paroles et visages des génocidaires» : seize portraits photographiques accompagnent des extraits de leurs aveux. Un maçon, arrêté en février 1996 puis mis en liberté provisoire, raconte comment il a tué deux enfants tutsis (« deux petits cafards ») : «Je les ai tués avec un gourdin. Le premier, je lui ai mis trois coups, le deuxième était plus petit, deux coups ont suffi. Dans le temps, c’était devenu vraiment populaire de tuer les Tutsis. Donc, de tuer ces enfants, ça ne m’a rien fait».

Les mots disent une partie de l’horreur. Mais les portraits pris de face, en plan moyen, de la façon la plus neutre et la plus apaisée possible, en dévoilent une autre partie: les génocidaires nous ressemblent, ce sont nos semblables. Leur apparence est aussi banale que celle d’hommes et de femmes ordinaires. Et ce terrible constat, c’est la figuration qui le permet.

André Rouillé.

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Anri Sala, Dammi i colori, 2003. Film couleur, son. 15’24. Courtesy Anri Sala; Galerie Chantal Crousel, Paris; Galerie Hauser & Wirth, Zurich; Galerie Marian Goodman, New York; Galerie Johnen & Schöttle, Cologne.

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