ÉCHOS
17 Mai 2010

D’homme à oeuvre

PPaul Brannac
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Dans un redoutable film sur la grandeur des acteurs ratés, Jean-Pierre Marielle s'exclame: «Les cloisons, ça vous fait des générations de cons!», et de joindre le geste à la parole en assénant un puissant coup de masse à l'inopportune paroi. L'acte, bien que fictionnel, peut, dans son évidence, apparaître quelque peu brutal, ou bien par trop viril, ou bien surréaliste, mais tout un chacun, dans l'étroitesse de son existence, connaît au moins une fois l'élan pressant qui consiste à défoncer les murs, à défaut de s'armer de revolvers pour en finir, comme le préconisait Breton, «avec le petit système d'avilissement et de crétinisation en vigueur».

Dans un redoutable film sur la grandeur des acteurs ratés, Jean-Pierre Marielle s’exclame: «Les cloisons, ça vous fait des générations de cons!», et de joindre le geste à la parole en assénant un puissant coup de masse à l’inopportune paroi.

L’acte, bien que fictionnel, peut, dans son évidence, apparaître quelque peu brutal, ou bien par trop viril, ou bien surréaliste, mais tout un chacun, dans l’étroitesse de son existence, connaît au moins une fois l’élan pressant qui consiste à défoncer les murs, à défaut de s’armer de revolvers pour en finir, comme le préconisait Breton, «avec le petit système d’avilissement et de crétinisation en vigueur».

Première victime (particulièrement vulnérable en ce qu’elle est plate et transparente): la vitre protectrice. Les assureurs ont assuré aux régisseurs d’exposition que le prêt d’une œuvre de valeur ne saurait être consenti sans qu’une médiation verrière ne la protégeât. Il est vrai que Mona Lisa esquiva gracieusement, l’été passé, le mug qu’une visiteuse, passagèrement victime du syndrome de Stendhal, avait lancé contre elle avec amour, et il n’est pas moins vrai qu’en ces circonstances ladite vitre n’a pas peu contribué à parer l’envoi.
Mais enfin, si l’on devait élever un rempart chaque fois que l’hypothèse d’une menace s’avérait éventuelle, les musées ressembleraient de plus en plus à nos nations. Ce n’est pas parce que le Grand inquisiteur et Goebbels ont réalisé ce que Bradbury imagina ensuite qu’il faut ignifuger les livres (techniquement d’ailleurs, l’ignifugation — mot rabougri à la sonorité chafouine — n’empêche pas la propagation du feu: elle la ralentit).
Sans doute faut-il éduquer les assureurs, mais on ne le peut faire qu’à la condition de reconnaître qu’il n’est rien de plus fragile, rien de plus périssable que ce morceau d’éternité qu’est un tableau, que cette fragilité lui est consubstantielle, et que les soins dont on l’entoure doivent être à l’inverse proportion des précautions dont on l’accable. Pour les vandales et les photographeurs avec flash, rien d’autre que le blâme donc, et la réprobation, et le silence qui les suit. Il faut prendre le risque de voir crever nos toiles.

Seconde victime (plus coriace en ce qu’elle a faim, mais plus débile en ce qu’elle est jeune): les médiateurs culturels. Le monde est en guerre, la rue est en grève, l’art est en exposition; que les belligérants se rassérènent et que passe la colombe, tout malentendu est soluble, toute controverse a ses théologiens, la crise défaille car voici les médiateurs.
(Mais serait-ce un malaise?)

Plus une biennale d’art contemporain sans médiateurs culturels (pour avant l’art contemporain, pour les morts, on dit des «guides»). Il semble que les commissaires d’exposition, ayant lu Bourdieu au début des années 1960 et l’ayant compris à la fin des années 1990, soient désormais conscients, eux, les «dominants des dominés», de l’inégale et conséquemment insupportable, répartition du «capital culturel». C’est pourquoi chaque manifestation artistique s’encombre désormais de ces armées de jeunes étudiants en art et en «management culturel», reconnaissables à leur empressement et à leur seyant t-shirt bicolore. Il faut vraiment que l’art actuel soit devenu la «triste et plate métaphysique» que Diderot voyait dans le christianisme pour qu’à l’ère des petits prêtres, la messe soit dite par les enfants de chœur.
Que craint-on exactement? Que les fidèles profanent les rites, ou bien se trompent de foi, ou bien dédaignent et le créateur et son œuvre? Qu’est-ce que cela fait?
Les agents de sécurité du Centre Pompidou avaient bien surnommé la rétrospective de 2004, «Joan Miro. La naissance du monde», pourtant exposition de «ses chefs-d’œuvre les plus incontestés», «Miro de puta», et il n’y eut pas mort d’art. De même que Klee n’est pas disqualifié par Bacon lorsque ce dernier répète que la peinture du premier ne lui parle pas. C’est dommage de passer à côté de Miro ou de Klee, mais l’amour de l’art à l’homme se révèle lentement, d’une rencontre tardive en vérité, dont on se souvient après comme d’une étincelle; et l’on ne force pas ce transport-ci.
Faire accourir les médiateurs, c’est accuser l’échec de la capacité de l’art à parler à tout le monde avant même que l’hypothèse de cet échec n’ait pu se vérifier. C’est produire d’emblée cette espèce de contrainte bienveillante à laquelle on peine à se soustraire et que Bourdieu nomme «violence symbolique». Quant au discours que déploie cette violence, son amplitude est marquée d’une part par les directives de la communication, de l’autre par le respect de la parole du maître. Pire peut-être que de se trouver attablé avec l’artiste, dîner cerné de ses disciples et partager avec eux les petits bouts de pain.

Cela ne veut pas dire qu’on ne forme pas les goûts du public, qu’on ne doit pas l’amener à se cultiver, à piquer sa curiosité et qu’il faille, sans mot dire, laisser la paresse d’esprit, la mollesse de sang et l’étroitesse arrogante du quidam rapetisser à la chaîne l’œuvre à laquelle — bovin — il prête un œil éteint en ânonnant finalement un «J’aurais pu le faire.» définitif et faux. Cela avance simplement que le postulat de l’art en exposition est qu’il n’est besoin de rien pour l’apprécier et de rien pour qu’il soit éloquent si ce n’est celui d’être un homme, avec des yeux, et que ces yeux soient libres. Et que pour obtenir cette disponibilité-là, il suffit de laisser parler les œuvres et se promener les regards, et prendre un autre risque: qu’ils ne se rencontrent pas.

Les vitres protectrices et les médiateurs culturels ensemble déforment, éloignent et opacifient la vision. Ils sont l’expression de cette crainte du public, de cette angoisse qu’il ne se trompe ou s’égare (ou bien enferme en lui, par équivoque encore, un bout de cette toile dont il ne sait ni l’origine ni la date mais dont ce bleu-ci et ce rouge-là la nuit lui rappellent la sœur qu’il a perdue, tandis que Cézanne avait peint une montagne). Cette peur diffuse qui passe par cette violence subreptice est la vieille peur des images qu’à force de discours on croit avoir mises à terre, qu’on pense avoir épuisées, dont on se méfie en ce qu’elles reproduiraient une domination — candides persuadés que les mots sont des signes moins formidablement dangereux pour l’esprit. C’est une peur de jaloux.
La vitre et le médiateur, synecdoques malheureuses qui n’incluent pas le critique. Pourtant son discours, s’il «ne se born[ait] pas à dire que le commentaire est inutile, impossible, éloigne de la vérité même alors qu’en lui-même il en approche» comme l’écrit Bataille, serait en ce cas pur mensonge; pire, serait la menterie d’un fumiste.

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