ART | INTERVIEW

De la peinture à l’architecture, une odyssée des espaces

L’œuvre de la plasticienne Morgane Tschiember est hétérogène. L’artiste tend à multiplier les techniques et les protocoles au service d’expérimentations plastiques singulières. Le travail de la matière apparaît alors comme une priorité, une nécessité dans un questionnement perpétuel des rapports entre peinture, photographie, sculpture et architecture.

Votre œuvre peut être qualifiée de «protéiforme». Tour à tour peintre, photographe, sculpteur, vidéaste, vous multipliez les techniques, les protocoles et les formats. Comment vous positionnez-vous en tant qu’artiste?
Morgane Tschiember. Même si j’utilise des matériaux et des techniques différentes, mon travail reste très classique. Il n’est question que de rapports : rapport de la peinture au volume, du volume à l’architecture, de l’architecture à l’espace, de l’espace au vide, du vide au plein, du plein à la surface, de la surface à la matière, de la matière à la couleur, de la couleur à la lumière, etc. C’est presque infini et en même temps ce n’est qu’une seule et même question: une question de rapports. Par ailleurs, qui dit rapport dit contact et donc «toucher».

L’exploration de la matière apparaît comme un élément central de votre démarche artistique. D’où vient cette volonté d’expérimenter les qualités des matériaux?

Morgane Tschiember. Si je travaille avec le verre, le béton, le métal, ou encore avec des bonbons gélatineux – pour citer une matière différente – c’est que j’éprouve une difficulté excitante dans la découverte et l’utilisation de nouveaux matériaux: une forme d’inconnu. La matière me dépasse, je sens la nécessité d’être «mal armée» devant elle.

Je travaille les matériaux pour leurs qualités premières et j’en reste à des techniques très simples. Il n’est pas question de devenir un orfèvre dans l’art du metal. Pour le verre, par exemple, je n’utilise que du blanc et du transparent. Il n’y a pas d’effet de matière ni de formes complexes. La pièce est soufflée contre un modèle en béton s’inscrivant contre et avec lui. Elle est contrainte par le matériau. Mais comme le dit Robert Morris «Simplicité de forme ne signifie pas nécessairement simplicité de l’expérience».

Utiliser des matériaux différents ne change en rien le questionnement. Les matériaux me donnent juste le moyen de réduire mon message à son essence et ainsi trouver d’autres terrains d’expérimentations.

La diversité des matériaux que vous utilisez vous conduit régulièrement à travailler et collaborer avec des sociétés de chaudronnerie, ferronnerie, carrossier, etc. Pourquoi cet attrait pour le monde industriel et ses procédés?
Morgane Tschiember. Dès que l’on ne travaille pas seulement à l’échelle de la main mais que l’on aborde celle du corps ou de l’architecture, les besoins diffèrent. Hélas, n’étant pas Superwoman, je ne peux soulever une tôle de trois cent kilos à bout de bras! Il m’est donc impossible de travailler seule dans mon atelier! On pourrait dire que c’est la principale raison. Vient ensuite le plaisir d’aller dans ces entreprises. Cela me permet de découvrir de nouvelles machines, de nouveaux matériaux et ainsi d’élargir mon champ d’expérimentation. Les usines sont mon «méta-atelier»! J’aime ces lieux! Je me sens chez moi lorsque je suis entourée de toutes ces machines qui contraignent les matériaux, testent leur résistance… Et puis l’art c’est avant tout un échange, un dialogue avec un critique, un galeriste, mais aussi un menuisier, un chaudronnier, etc.

Dans votre œuvre la surface colorée est une récurrence. Quel rôle accordez-vous à la peinture?
Morgane Tschiember. La peinture est au centre d’un paradigme, elle tend d’un côté vers la matière et de l’autre vers la lumière. C’est ce vers quoi j’essaie d’orienter la peinture.

Dans la peinture il y a quelque chose d’ancré depuis longtemps en moi et qui ne me quitte pas. Elle s’est installée et fait pleinement partie de mon existence. Je ne la perçois plus comme un médium séparé du volume. Depuis toujours je peins sur des volumes – jamais sur de la toile. Du volume je suis passée à l’espace et à la lumière – ce qui est le cas pour «Space Oddity» au Centre d’Art Passage à Troyes.

Votre travail est une réflexion sur la relation physique à l’œuvre et donc à l’espace, comment développez-vous le rapport entre volume et espace? Et quelle est la place du corps dans cette réflexion?
Morgane Tschiember. Comment faire abstraction du corps dans lequel nous vivons? Et surtout, n’est-il pas là notre premier outil? C’est une question de phénoménologie au premier degré. Même l’art conceptuel passe par le corps. Le corps est le lieu de toutes les perceptions. Exposer c’est organiser la rencontre d’un corps et d’un objet. Nous faisons partie de l’espace, nous le sentons et l’expérimentons et en même temps il reste insaissisable et fragile. Comme le dit Robert Simthson: «Le temps possède de nombreuses représentations anthropomorphiques mais l’espace n’en possède aucune. Il n’y a pas d’Epace-Père ou d’Espace-Mère. L’espace n’est rien et pourtant nous avons tous une sorte de foi vague en lui.»

Toutes vos expositions peuvent être appréhendées comme des sortes de promenades, des déambulations, des « errances sensibles ». Dans votre actuelle exposition «Space Oddity», vous remettez en jeu et réinterprétez des œuvres conçues entre janvier 2010 et janvier 2012, comment avez-vous pensé leur mise en espace?
Morgane Tschiember. J’ai travaillé en collaboration avec le curateur de l’exposition Baron Osuna pour tenter d’organiser et de choisir au mieux les pièces à présenter. J’ai d’abord relevé ce que le lieu impose de part son architecture. L’espace du Centre d’Art est comme coupé en deux, il fallait donc réunir ces salles divisées: d’un côté des pièces avec des boiseries imposantes d’une maison ancienne, de l’autre un white cube.

La quantité de lumière qui entre dans ce bâtiment est relativement conséquente ce qui a conduit certains artistes à en limiter la présence. Pour ma part, j’ai simplement décidé de recouvrir toutes les fenêtres d’un filtre jaune. L’ensemble de l’exposition est ainsi plongé dans un bain chromatique, une lumière jaune acide post-apocalyptique. Je voulais que l’on ait la sensation d’une lumière lointaine, venue d’ailleurs… L’exposition aurait pu se réduire à cela. Etant en hiver, j’ai pensé que si le temps était morne et nuageux, les spectateurs n’auraient pas l’oeuvre formellement disponible à tout moment.

Concernant le choix des œuvres j’ai choisi, aux côtés de Baron Osuna, un certain nombre de pièces susceptibles de pouvoir pleinement exister dans ce lieu.

D’un côté se trouvent les Unspecific Spaces, qui sont des surfaces laquées renfermant un chaos pythagoricien. La présence de leurs reflets sur la vitre de la salle annexe qui par ailleurs est vide, les fait exister de manière fantomatique. Sont-ils ici ou ailleurs? Ce questionnement est renforcé par le rapport des oeuvres à l’air. Sa présence est partout : autour de chaque oeuvre mais aussi enfermé dans cette salle nommée «Space Oddity» où seul un bouquet de fleur respire. De plus il y a mon souffle contenu dans l’oeuvre Bubble qui trône dans la verrière. De l’autre côté – du miroir – l’espace est traduit en un rythme, bitumeux dialogue avec un ou des motifs qui se répètent sur des grands verres et se décalent grâce à la lumière…

«Space Oddity» peut se caractériser comme : «La même chose autrement». Comment définiriez-vous cet autrement?
Morgane Tschiember. Autrement peut être vu comme le synonyme d’une autre ville, un autre contexte, un autre espace, une autre lumière, … A chaque fois que les pièces sont mises dans un nouveau rapport, les œuvres s’informent entre elles.

Quels en sont les enjeux?
Morgane Tschiember. Il s’agit plus d’un jeu que d’enjeux.
L’exposition au Centre d’Art Passages est la première séquence d’une série de quatre expositions personnelles en 2012, au CRAC de Sète, à la fondation Ricard et à la galerie Loevenbruck. Peut-on en savoir plus sur ces évènements à venir?

Morgane Tschiember. «Swing’nd Rolls and Bubbles» va démarrer le 6 avril au Crac de Sète. J’ai conçu l’exposition en fonction des trois salles qui m’ont été proposées et j’ai tenté d’instaurer une dialectique entre ces espaces en présentant trois séries assez distinctes. Trois salles impliquent donc trois mouvements: un swing pour la première, un roll pour la seconde et un souffle bubble pour la troisième. Ce sont trois rapports de forces aussi, les premières prenant appui sur les murs et le sol, les secondes se confrontant par rotation, les troisièmes soufflant contre la matière. C’est grâce à Noëlle Tissier, directrice du centre d’art, et à Oussmane Sylla, directeur d’une filliale d’Arcelor Mittal, que j’ai pu travailler à l’échelle du lieu et ainsi créer une installation de neuf mètres de haut par vingt mètres de long. Swing… est en lien avec des œuvres réalisées précédemment comme Parallel ou encore Iron Maiden; elle est cependant conçue spécialement pour le volume du Centre d’Art. Il s’agit d’une succession de seuils de métal aussi bien dans l’axe de la nef que dans les espaces intercalaires entre les douze travées qui délimitent deux déambulatoires latéraux. Il s’agit d’un travail sur l’apesanteur de la pesanteur. Le spectateur pourra se promener au-dessus ou en dessous de l’œuvre. La seconde salle sera plus picturale mais je n’en dis pas plus… Quant au troisième espace ce sera la suite des Bubbles qui prendra, j’espère ici, une autre dimension. J’ai pu continuer cette série grâce à la carte blanche offerte par le Centre Européen de Recherches et de Formation aux Arts Verriers.

Pour la Fondation d’Entreprise Ricard, dont le vernissage aura lieu le 4 juin, il y aura une série d’œuvres réunies afin de permettre aux spectateurs d’appréhender mon travail dans son ensemble avec comme curator Claire Moulène.

Enfin, concernant l’exposition qui se déroulera à la Galerie Loevenbruck ce sera la cerise sur le gâteau et c’est donc une surprise!

Propos recueillis lors de l’exposition «Space Oditty» du 27 janvier au 16 mars 2012 au Centre d’art contemporain / Passages (Troyes)

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