ART | INTERVIEW

Damien Deroubaix

A vif, à cru, l’art de Damien Deroubaix joue avec nos peurs, nos angoisses, laissant transparaître une violence refoulée ou volontairement cachée par le pouvoir social, aussi bien qu’une culture de l’argent qui se grime en beauté fatale. L’artiste français a choisi l’Allemagne pour terre d’accueil. Fin 2011, nous l’avons rencontré à Paris à l’occasion de son exposition Homo Bulla à la galerie In Situ/ Fabienne Leclerc.

Marie-Jeanne Caprasse. Pouvez-vous nous décrire en quelques mots votre travail?
Damien Deroubaix. Mon travail est principalement pictural puisque je crée des aquarelles sur papier.
C’est la cinquième fois que j’expose à la galerie Fabienne Leclerc et, cette fois-ci, j’ai présenté au public trois sculptures sur verre. Ce sont des oeuvres plus inattendues car d’habitude je m’intéresse à des matières moins nobles, plus « trash ». J’ai également présenté pour la toute première fois à Paris de grands panneux de bois gravés.

Vous aimez explorer différentes techniques : la gravure sur verre et sur bois, la peinture, la sculpture. Est-ce que chaque médium vous apporte quelque chose de différent qui modifie votre pratique?
Damien Deroubaix. Cela ne change pas ma pratique mais cela enrichit et apporte un nouvel élément qui va pousser plus loin les autres… J’ai toujours fait de la gravure mais quand j’ai pu faire de grandes gravures sur bois que j’imprimais, j’ai trouvé de nouvelles solutions qui se sont reportées dans mes peintures. Par ailleurs, j’ai collé dans mes peintures une partie des gravures imprimées. Cela a apporté de nouveaux mots à mon vocabulaire. La gravure sur verre m’a amené à changer d’autres choses, par exemple maintenant je dessine au crayon, c’est lié à mon travail sur le verre.
Mais je ne peux pas analyser si vite les répercussions sur mon travail, c’est en général un ou deux ans après que je me rends compte qu’une nouvelle chose l´a transformé. Par exemple, avant mon arrivée à Berlin j’étais beaucoup plus dans le dessin que la peinture, même si c’est toujours le même support, le papier, et la même technique, l’aquarelle. Je me suis rendu compte plus tard que le fait de vivre dans la ville de Berlin a transformé ma peinture. A Berlin, le pouvoir s’exprime par l’architecture, donc l’espace, alors qu’à Paris c’est par l’image. Cela a modifié ma peinture, elle a pris plus d’épaisseur, de perspective, dans tous les sens du terme.

Vous parlez de la différence entre Paris et Berlin en termes d’esthétique de ville?
Damien Deroubaix. A chaque fois que je reviens à Paris, je suis sidéré par le matraquage des images publicitaires. A Berlin, c’est différent, ce n’est pas comme ça que le pouvoir se manifeste, il s’exprime par l’architecture et donc un espace différent.

C’est pour cela que vous travaillez en plus grand depuis que vous vivez à Berlin?
Damien Deroubaix. Oui, cet espace différent est en partie lié au format mais aussi à la profondeur de la peinture, aux successions de couches, à la mise en perspective alors qu’avant c’était beaucoup plus frontal.

Vous avez suivi une école en Allemagne?
Damien Deroubaix. Au cours de mes études à l´école des beaux arts de Saint-Etienne, je suis parti en 1995 à Karlsruhe dans le sud de l’Allemagne. J’y ai trouvé une grande ouverture. En France, on jugeait beaucoup plus sur le médium alors qu’en Allemagne on te demande ce que tu fais, peinture, vidéo, photo, installations, peu importe, et après on va voir ce qu’il y a derrière. En France c’était plus superficiel, plus cloisonné, plus mortifère.

Quelles sont vos sources d’inspiration?
Damien Deroubaix. C’est le monde de tous les jours. Quand j’ai commencé, je racontais souvent cette anecdote: je me lève le matin, je fais mon café dans l’atelier, j’entends les nouvelles et le cauchemar commence. On se met à peindre pour révéler tout cela. Pour moi la peinture, c’est un révélateur, on gratte le vernis de la société ultra-capitaliste dans laquelle on vit et on montre ce qui se cache derrière les expressions du pouvoir, tout ce qui opprime. La publicité par exemple, mes premières œuvres étaient en référence à cela, avec des slogans, des pin-up pour vendre tout et n’importe quoi, poussé à l’extrême. Il y a la publicité, mais aussi l’argent, la religion qui ont émergé sous différents signes.
J’utilise beaucoup de symboles, je travaille beaucoup par ellipses, par montage.
Mes sources sont aussi dans le cinéma. Les cours cinéma/peinture que j’avais aux beaux-arts de Saint-Etienne ont été une des choses les plus importantes pour moi. Très vite j’ai été confronté aux artistes du montage, comme Charlie Chaplin, Eisenstein, Godard. Au départ, mes premières aquarelles, c’était toujours deux éléments qui se rencontraient et qui faisaient signe souvent par dérision, afin de donner quelque chose de mordant. En fait, tout mon travail repose sur un principe de collage.
En avançant, d’autres éléments se sont dégagés. J’ai réalisé notamment que tout ce qui était caché derrière ces histoires de pouvoir, de religion ou d’argent, c’est la vanité et la mort. Tout cela est d’ailleurs beaucoup plus présent dans ma dernière exposition, avec la sculpture Homo bulla qui est une vanité, l’homme-bulle nous parle de la fragilité de l’existence.

Il y a une ambiance malsaine dans vos peintures. C’est comme si vous enleviez un masque.
Damien Deroubaix. Warhol disait que derrière ses portraits de star, si on grattait, on ne trouverait absolument rien. Il ne le dit pas de cette manière mais c’est un peu près cela. Là, c’est pareil, gratter le vernis de la société et montrer que derrière toutes ces belles images, ces belles formules et ces belles recettes, il y a juste quelque chose qui vous opprime, et la mort. La publicité c’est la vanité par excellence.

Dans ce travail sur la publicité, vous avez utilisé des slogans, des mots. Ce travail sur les mots, est-ce qu’il est toujours d’actualité dans votre travail?

Damien Deroubaix. En ce moment, j’en utilise très peu. Il y a deux ans, j’ai voulu faire un grand changement dans ma peinture, j’ai décidé d’arrêter d’utiliser les mots, j’ai décidé d’utiliser des couleurs que je n’utilisais jamais, pour essayer de me pousser dans mes limites.
Les mots, au départ, étaient très présents dans mon travail mais ce n’était jamais une phrase, j’utilisais trois ou quatre mots maximum qui nommaient quelque chose et qui venaient comme un élément de composition au même titre qu’un crâne, une femme, un arbre ou autre chose. Cela devait créer quelque chose qui dérape mais c’était là aussi en tant qu’élément formel.

Est-ce que vous privilégiez les idées par rapport à la forme?
Damien Deroubaix. Il faut maîtriser suffisamment ses outils pour exprimer ses idées. Il faut donc que formellement cela soit très fort pour que les idées passent. Si c’est juste des idées et que la forme, soit n’est pas vraiment poussée, soit n’est qu’accessoire, je préférerais écrire des livres ou faire de la politique. Or, je peins.

D’où vient votre fascination pour les squelettes, la magie noire, les chimères…
Damien Deroubaix. La magie noire, je n’y crois pas. Un crâne, un squelette, c’est une représentation directe de la mort. Il y a des chemins détournés que j’aime bien utiliser aussi, comme dans les vanités du siècle d’or hollandais. Dans la sculpture Homo bulla, il y a certes cette danse macabre mais il y a aussi un sablier, des bulles, un ouroboros – le serpent qui se mord la queue… Il y a des tas d’éléments comme cela qui sont davantage symboliques. La vie est complexe, donc il arrive un moment où il faut densifier tout cela.

Est-ce qu’il y a une connexion entre vos dessins et votre peinture?
Damien Deroubaix. Je travaille par séries, sur plusieurs peintures en même temps. Je vais en faire, 3, 4, 5, 6, avec des sculptures aussi. Et je dessine tout le temps. La solution d’une peinture, je vais peut-être la trouver dans une autre peinture, un dessin ou une sculpture. Parfois mes dessins sont des esquisses pour des peintures mais parfois je fais aussi des esquisses après que la peinture ait été faite. En travaillant en séries, tout est très lié, interdépendant. Cela permet d’avoir des accrochages qui fonctionnent de manière très tendue.

Vous utilisez un registre de vocabulaire plutôt lié à l’iconographie du Moyen-Age (comme les squelettes, les danses macabres) et vous parlez du monde actuel. Comment établissez-vous les connexions entre ces deux mondes?
Damien Deroubaix. Ce n’est pas seulement des éléments du Moyen-Age, il y a aussi des éléments que je trouve sur Youtube, des sites Internet ou des livres d’histoire. Dans mes premiers travaux j’utilisais beaucoup d’images de la seconde guerre mondiale par exemple pour parler de l’époque dans laquelle on vit. Je ne veux pas utiliser des images qui sont liées au monde d’aujourd’hui, à l’actualité, parce que le travail des historiens n’a pas encore été fait.
Si je prends une photo de SS par exemple, le travail de l’histoire a été fait et pour une grande partie des gens, cela signifie le mal absolu. Donc j’utilise cette image de cette manière. Si par exemple j’avais utilisé des photos d’Abou Ghraib en Irak, la lecture du signe serait faussée car ces images sont brûlantes. Il y a tellement de propagande des deux côtés. Donc j’utilise des images de la seconde guerre mondiale pour parler de l’actualité, comme la guerre en Irak par exemple.
En ce qui concerne les images du Moyen-Age, j’ai lu un texte intéressant d’Umberto Eco sur le fait qu’on revivrait un nouveau Moyen-Age, mais ça je n’en suis pas convaincu. Je ne suis pas dans la nostalgie, on vit notre époque qui est assez pourrie et même l’une des pires puisque maintenant on sait. On sait que nous sommes capables de faire des camps de concentration et d’exterminer un peuple. Et on laisse recommencer des choses pareilles. On sait ce que c’est que la barbarie généralisée et industrialisée et on continue à produire dans ce sens. Et on fait aussi en sorte de détruire toutes les utopies.
Dans ces danses macabres du Moyen-Age, j’y trouve des symboles forts qui correspondent à ce que j’ai envie d’exprimer en ce moment

Comment décririez-vous le fil rouge de votre production, quelle est votre recherche en peinture?
Damien Deroubaix. C’est un travail de révélation. En anglais, revelation c’est l’Apocalypse. J’aime bien ce lien. Ma peinture sert à décrire le monde actuel dans lequel on est mais sans le voile. Pour moi, la peinture c’est la chose absolue. Quand je peins, Picasso est derrière mon épaule, Goya, Otto Dix, Max Beckmann, tous les peintres et toute l’histoire de l’art. Ce qu´il faut, c’est réussir à peindre de manière juste avec le poids de milliers d’années d’histoire de l’art derrière votre épaule. Le monde actuel, c’est le sujet mais le fond, c’est la peinture.

Et qu’est-ce qui fait qu’une peinture est réussie?
Damien Deroubaix. En ce qui me concerne, c’est quand la tension, la violence est la plus exacerbée. A tous les niveaux, que ce soit deux couleurs ou deux éléments qui se rencontrent. La peinture vit toute seule, tout à coup je suis perdu et je ne maîtrise plus rien. Il est question de rajouter une touche là, de mettre plus de couleur comme-ci, de changer cela et tout à coup le tableau monte, il est là. C’est à ce moment-là que l’art intervient. Après, pour d’autres peintres, cela peut être différent, selon sa façon de faire.

Et vous travaillez vite? Par exemple pour un peinture de grand format.
Damien Deroubaix. Sur un grand format, je passe environ un mois et je fais d’autres choses en même temps. Il y a beaucoup de temps d’observation. Je travaille rapidement et j’en ai besoin. C’est une des raisons pour lesquelles je peins sur papier. Si quelque chose ne me convient pas, cela sèche rapidement et je peux reprendre dessus. Je peux aussi découper et coller l’élément ailleurs, ou dans une autre peinture parfois. Avec le temps de séchage de l’huile et la toile, cela ne me conviendrait pas.

Parmi les artistes de votre temps, est-ce que vous avez des affinités particulières?
Damien Deroubaix. Quand j’ai commencé, c’était très difficile de voir de la bonne peinture et je connaissais très peu de peintres. J’étais surtout lié avec des artistes qui faisaient des installations comme Claude Lévêque par exemple. Après, j’ai découvert le travail de Manuel Ocampo à la Biennale de Lyon et on est devenus amis. Pour moi, c’est le meilleur peintre de sa génération. Il y a des peintres en Allemagne, Andreas Hofer, Thomas Zipp par exemple. Dans les plus anciens, Baselitz, c’est magistral. Ici à Paris, j’ai découvert dernièrement un dessinateur extraordinaire qui s’appelle Jérôme Zonder.
Mais mes références, c’est aussi David Hockney, Giorgio Morandi, cela nourrit autant mon travail. Je mets Picasso au dessus de tout, puis Otto Dix, Max Beckmann, des peintres anciens aussi comme Holbein, Grünewald.

Vous vous sentez proche de la culture allemande.
Damien Deroubaix. J’y ai trouvé quelque chose d’extrêmement riche qui correspond plus à mes goûts et mes affinités. Baselitz dit que la peinture allemande, c’est la peinture de la laideur, déjà depuis Dürer. Je suis assez d’accord et cela produit un rapport à la réalité qui est complètement différent du classicisme français. Mais j’aime aussi des artistes français comme Gauguin, Cézanne ou Matisse.

Quels sont vos projets?
Damien Deroubaix. Je vais faire une exposition au musée Goya à Castres aux côtés des gravures du peintre de la série Les caprices. Et dans les salles d’exposition du musée, il y aura aussi deux œuvres acquises récemment par les Abattoirs. Je participe également à une exposition de groupe organisée par Eva Hober intitulée La Belle peinture est derrière nous. L’exposition a tourné à Istanbul et Ankara et au printemps elle sera au Lieu unique à Nantes. Elle tournera après dans plusieurs pays pour terminer à Los Angeles.

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