ÉDITOS

Corps, genres et désirs

PAndré Rouillé

L’actualité artistique de ces derniers jours est encore une actualité du corps, avec l’ouverture de l’exposition de Lucian Freud au Centre Pompidou, bien sûr. On omettra évidemment l’argument majeur du succès médiatique de l’exposition basé sur le fait, répété en boucle, que le peintre britannique serait devenu «l’artiste vivant le plus cher du monde», par la grâce d’un oligarque russe qui a, pour une somme astronomique, acquis aux enchères en 2008 la toile Benefits Supervisor Sleeping. On ne partagera pas pour autant la satisfaction de ceux qui, au nom des valeurs ancestrales de l’art, voient dans la peinture de Lucian Freud un point de résistance contre les mouvements qui, transgression après transgression, auraient depuis tant d’années tant malmené l’art

L’actualité artistique de ces derniers jours est encore une actualité du corps, avec l’ouverture de l’exposition de Lucian Freud au Centre Pompidou, bien sûr. On omettra évidemment l’argument majeur du succès médiatique de l’exposition basé sur le fait, répété en boucle, que le peintre britannique serait devenu «l’artiste vivant le plus cher du monde», par la grâce d’un oligarque russe qui a, pour une somme astronomique, acquis aux enchères en 2008 la toile Benefits Supervisor Sleeping. On ne partagera pas pour autant la satisfaction de ceux qui, au nom des valeurs ancestrales de l’art, voient dans la peinture de Lucian Freud un point de résistance contre les mouvements qui, transgression après transgression, auraient depuis tant d’années tant malmené l’art, en le fourvoyant dans les impasses des d’avant-gardes, du minimalisme, de l’art conceptuel, du postmodernisme, et de tout ce qui s’en suit.

L’attention accordée à Lucian Freud, qui doit peut-être plus à sa cote sur le marché de l’art qu’à la qualité artistique de ses œuvres, vient donc apporter un regain de vigueur aux traditionnalistes en mettant à l’honneur les pratiques d’un autre temps de l’art: le quasi huis-clos de l’atelier, la tactilité de la matière picturale, l’omniprésence de l’artiste au travers de ses nombreux autoportraits, le tempo lent et maniaque du faire, ainsi que le recours devenu rare aux modèles vivants, nus pour la plupart.

Antimoderne, Lucian Freud l’est assurément par son attachement à la peinture, par son classicisme, et par sa fidélité aux principes de la représentation — quand bien même refuse-t-il toute idéalisation, en soumettant ses modèles à un devenir-viande, et en accentuant jusqu’au dégoût leurs difformités et les signes de leur déchéance physique.

Mais surtout, la posture picturale de Lucian Freud vis-à-vis des corps va à rebours de ces courants majeurs de l’art contemporain qui cherchent à faire vaciller l’organisation sexuelle fondée sur l’opposition supposément naturelle entre masculin et féminin.
Il en va ainsi des nus de Leigh Bowery, un célèbre performer gay extravagant, aujourd’hui mort du sida, qui se produisait dans des cabarets de la scène londonienne, tour à tour travesti, masqué ou affublé de tenues excentriques.
Peint assis de dos (Naked Man, Back View, 1991-1992), ou debout sur une table en forte contre plongée (Leigh Under the Skylight, 1994), Leigh Bowery est totalement nu. Immobile, arrêté, abandonnant au regard les replis de sa chair, les disgrâces de son obésité.
Mais cette proximité de la chair, cette nudité offerte sans défense, loin d’être une mise à nu, loin de produire un supplément de vérité, loin d’être «sans alibi politique et social» (Art Press, mars 2010), a au contraire comme effet politique d’abolir totalement cette vérité qui habite et traverse le corps terriblement masculin de Leigh Bowery: son homosexualité, ses travestissements, ses exhibitions publiques, ses devenirs-femmes.
Lucian Freud n’extrait aucune vérité, il replie au contraire la réalité de la vie corporelle, sexuelle et sociale de Leigh Bowery sous la représentation faussement brute et naturelle de son corps dénudé. Lucian Freud dissout le social dans l’épiderme, il restitue en peinture cette massive masculinité que Leigh Bowery passe sa vie à féminiser, complexifier, dialectiser. Cette action artistiquement politique du peintre va à rebours de celle de son modèle.

Autre actualité des corps, autre manière de les faire dériver: l’œuvre de Pierre Molinier qui a fait l’objet d’une importante exposition à la galerie Kamel Mennour juste avant l’ouverture de celle de Lucian Freud au Centre Pompidou.
Pierre Molinier s’est suicidé en 1976 après avoir mené une longue, obsessionnelle, et finalement impossible, tentative de concilier son corps d’homme avec son désir d’être femme, et plus encore avec ses désirs d’expérimenter et de brouiller les anatomies, les rôles, les pratiques et les genres sexuels.

C’est ce défi qui, dès la fin des années 1950, a nourri l’œuvre photographique du peintre Pierre Molinier. Ce défi a mobilisé une petite machine théâtrale pour mettre en scène les travestissements et les diverses postures sexuelles de Pierre Molinier avec la complicité de plusieurs femmes et d’une poupée en plâtre. C’est dans ce petit théâtre domestique confiné au coin d’un salon, éclairé par deux modestes projecteurs, et équipé de différents accessoires féminins et de godemichés, que Pierre Molinier a construit une œuvre qui fait vaciller le régime des plaisirs sexuels, et ostensiblement bousculer les distinctions entre les genres. Mais pour cela, le jeu des actes sexuels et des travestissements n’a pas suffi, il a fallu y associer la photographie, en particulier la retouche et le montage.

Pendant près de vingt ans, en travestissant son corps et son sexe, ainsi que les clichés par la retouche et le montage, Pierre Molinier a, par le simulacre et la fiction, donc, ouvert les normes et fissuré les stratifications des sexes et des corps. Il a produit de nouvelles visibilités sur les corps, les anatomies intimes et les plaisirs sexuels.
Son œuvre décline ainsi une infinie combinatoire du masculin et du féminin, de leur confusion et de leurs mélanges: autoérotisme, Molinier-femme à sexe masculin, Molinier-homme émasculé, Molinier-homme pénétrant Molinier-femme, etc. Mais aussi un érotisme fétichiste avec sa poupée en plâtre.

Cette poupée fait écho aux poupées et à certaines photographies de Hans Bellmer qui ont, elles aussi, été récemment présentées à Paris, au Centre Pompidou, à l’occasion de la l’exposition «La Subversion des images» consacrée à la photographie surréaliste.
Hans Bellmer réalisa, entre 1933 et 1937, deux versions de sa poupée articulée. De la première, dix photographies sont parues dans la revue Minotaure sous le titre «Poupée. Variations sur le montage d’une mineure articulée» (n° 6, 1935); la seconde a donné lieu à une publication intitulée Les Jeux de la poupée, accompagnée de poèmes de Paul Éluard.
Cette poupée d’une «mineure articulée», mais au corps résolument antinaturaliste, est faite de boules et de rondeurs plus que de fesses, de ventres et de seins; elle est pourvue de jointures et d’articulations pour se plier docilement aux infinis caprices du désir masculin. Contrairement à celle de Molinier, la poupée de Bellmer n’est pas la fidèle et naturaliste reproduction figée d’une anatomie féminine. C’est au contraire un corps mouvant d’intensités, sans cesse désarticulé, déformé, recomposé dans ses éléments et ses aspects au gré des expérimentations et du désir. Elle est, dans ses formes, ses organes et ses postures, une carte en volume des pulsations du désir.
Soumise et rebelle, innocente et perverse, la poupée de Bellmer révèle combien la cartographie du désir et des plaisirs déborde et fait dériver l’organisation et la stratification des corps, des anatomies et des genres.

Ces artistes, et d’autres, ont au siècle dernier rendu visibles les dynamiques et surtout les disjonctions entre les anatomies, les genres et les désirs. Aujourd’hui, les nouveaux fonctionnements du monde ont profondément accru ces dynamiques et creusé ces disjonctions dont d’autres artistes tentent de dresser la nouvelle cartographie.

André Rouillé

Consulter
Moïra Dalant, Œuvres inédites: collages et photomontages
Philippe Godin, La subversion des images
André Rouillé, La subversion de l’histoire de l’art, éditorial 306.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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