ART | EXPO

Who Am I?

17 Nov - 26 Jan 2013
Vernissage le 17 Nov 2012

Les objets créés par Bevis Martin et Charlie Youle rejouent les figures de la pédagogie que l’on nous inculque lors de notre enfance. Les couleurs chaleureuses et les comparaisons simplifiées, communément utilisées pour expliquer le théorème de Pythagore, le système solaire ou l’histoire, sont réinvesties de manière à souligner leur ambiguïté.

Bevis Martin et Charlie Youle
Who Am I?

Qu’il s’agisse d’instruments de poids et de mesures ou d’outils de géométrie, ou bien encore de pâtisseries, d’armes, d’animaux ou de légumes, l’univers de la pédagogie s’alimente d’un nombre incalculable d’objets hétéroclites pour produire ses propres représentations. Tout semble pouvoir s’y fondre et changer de proportion afin de se profiler selon les exigences d’un régime de signes dont le seul souci serait de véhiculer les notions fondamentales des disciplines enseignées. La miniaturisation intégrale de l’univers et de tout ce qu’il contient se ferait à l’aune de normes raisonnées pour se rendre accessible à une audience ciblée. Ainsi accumulées, les représentations imprimées dans les manuels scolaires fourniraient en retour l’image en creux d’un enfant tel que se le figureraient les pédagogues.

Sans pouvoir nécessairement lui fixer un acte de naissance précis, l’enfance en tant que facteur de ségrégation et objet d’attention sociale est une invention du XVIIIe siècle (René Schérer, Enfantines, p 32.). Matière malléable de l’homme à venir, l’enfant devient un enjeu et mobilise autour de lui toute une stratégie où se mêlent tant l’attention curieuse à son comportement, à sa psychologie, que les méthodes aptes à édifier une société nouvelle. La pédagogie participe intégralement des Lumières et fournit les éléments essentiels à une nouvelle forme de contrôle infiniment diversifié et subtil. Pourtant, à l’enfermement et la discipline institués par l’école, répond l’émergence d’un étrange effet par le biais duquel l’enfance nourrit un sentiment de nostalgie et d’innocence. Les traités théoriques sur l’éducation fondés sur une philosophie rationaliste et moralisante ont pour corollaire une littérature enfantine dont les enchantements trahissent un regard adulte baigné d’illusions romantiques.

Dans le registre des inventions et des dispositifs à l’usage de l’éducation des enfants, l’abécédaire fait figure de littérature paradoxale. Comme le rappelle Georges Didi-Huberman il s’agit d’un livre «pour apprendre à lire, comme si il était possible d’inventer une eau particulière pour apprendre à nager» (Georges Didi-Huberman, Quand les Images prennent position, p 198.). Moins qu’un message délivré la lecture de l’abécédaire ne suscite pas la compréhension d’un sens mais l’assimilation d’un geste fondamental d’appréhension des lettres. Le langage s’y démonte en éléments visuels et sonores sécables, susceptibles d’être agencés sans nécessairement se prêter à l’impératif de la signification. Dès lors que le jeu s’insinue entre les lettres pour offrir à l’enfant l’opportunité d’y progresser à tâtons, le langage devient un terrain propice aux assemblages, aux agencements et aux greffes. Le geste d’apprendre est un moment critique traversé par des forces contraires où les impératifs de la discipline se mêlent aux caprices de l’imagination. Parce que s’y affrontent les chaînes de la leçon et les déchaînements du jeu la pédagogie est un champ de bataille où l’enfant devine une expérience nouvelle, un nouveau rapport avec les choses, qui se perdent avec la maîtrise.

En tentant de rejouer les figures de la pédagogie, les objets de Bevis Martin et Charlie Youle permettent un remontage de la mémoire. Les couleurs chaleureuses et les comparaisons simplifiées, communément utilisées pour expliquer le théorème de Pythagore, le système solaire ou les grands noms de l’Histoire, sont réinvesties par les artistes de manière à les contenir dans l’ambiguïté d’une première lecture. En reproduisant ce matériel pédagogique de mémoire à l’aide d’argile, Bevis Martin et Charlie Youle retrouvent à tâtons, non pas un passé révolu, mais un avenir qui n’a pas été réalisé. Les équerres imprécises, les doubles décimètres aveugles et cet algèbre monstrueux déployés aux murs retrouvent le caractère illisible et inquiétant par lequel nous pûmes un jour les entrevoir. Sans nostalgie, ces objets en terre cuite évoquent les tensions de l’apprentissage durant lequel tous ces signes s’offraient à l’énigme d’une lecture encore confuse.

Plus récemment, les deux artistes ont reproduit des dessins d’enfants. Adossée à un mur, l’ombre d’un mendiant tenant une bouteille et laissant couler une généreuse goutte de morve de son nez; semblables à des exercices de sciences naturelles dans lesquels il est demandé à l’enfant de placer en les dessinant des organes dans des silhouettes vides: deux corps aux contours identiques sur lesquels figurent d’étranges organes, des os désarticulés et dispersés. Reproduits en céramiques, ces dessins semblent se décharger de la grille d’interprétation dans laquelle ils s’inscrivent initialement. Les artistes ne semblent porter aucun jugement vis-à-vis de la maladresse ou de la véracité de ces représentations pour mieux révéler la violence des faits qui se bousculent en elles. Ces dessins qui furent les instruments à l’usage de leurs correcteurs deviennent les documents par lesquels Martin et Youle tentent une expérimentation au détriment d’une interprétation. En changeant d’échelle ces dessins sont soumis aux effets d’une machine à grossissement — et non de croissance — comme pour en prolonger les revendications initiales. En les détournant de leur cadre pédagogique et en leur refusant toute nostalgie, ils semblent rejoindrent les propos de Fernand Deligny pour lequel «un dessin d’enfant n’est pas une œuvre d’art: c’est un appel à des circonstances nouvelles» (Fernand Deligny, Les Vagabonds Efficaces, p 210.).

L’échelle de ces objets en céramique ne semble pas correspondre à celle d’un enfant, elle déborde l’orthopédie des normes pédagogiques. La disproportion de ces outils nous renvoie à une échelle indéchiffrable. On ne saurait dire si ils se destinent à l’usage d’individus assez grands pour les manipuler ou si ils traduisent l’angoisse d’autres trop petits pour les appréhender. Le geste de fabrication encore lisible laisse transparaître des hésitations, des accidents, que l’on retrouve dans la glaçure. Comme si elles se dérobaient à une idée de maîtrise de la matière, ces céramiques enfantines ne souscrivent pas non plus à la facilité d’une maladresse mimée. Tout porte à croire qu’elles s’établissent dans une zone de voisinage où ni l’enfant ni l’adulte ne se subordonnent aux prérogatives de la tradition pédagogique et psychologique. Telle un lent processus de maturation, la cuisson de l’argile, retranchant toute possibilité de modification plastique, s’achève à l’état de biscuit. Cette fragilité finale de la céramique reste suspendue entre deux états contradictoires. Elle se conserve selon les bons soins d’une manipulation précautionneuse ou, sous le coup d’un amusement, finit dans un formidable bruit de vaisselle cassée.

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