ÉDITOS

Voir et aller voir

PAndré Rouillé

Les vernissages de ce début mars sont l’occasion d’éprouver à nouveau cela qu’il y a voir et voir : voir avec les yeux et voir avec le corps. Que voir avec les yeux n’a rien à voir avec voir avec le corps.
Dans les magazines, on voit des reproductions avec nos yeux ; lors des vernissages, on voit des Å“uvres avec nos corps. Du magazine (sur papier ou sur internet) aux galeries, des surfaces aux espaces, des images aux choses,

on passe d’un registre de perception à un autre.

Passer ainsi du monde des images à celui des choses de l’art consiste en une véritable aventure physique, sensorielle, sociale, esthétique et philosophique.

Alors que le magazine vient à nous, aller dans les galeries à la rencontre des œuvres exige un investissement temporel et physique certain.
Le temps passé et la fatigue consentie sont comme les conditions matérielles requises pour passer des images aux choses, pour étendre le registre sensoriel de la vision seule au corps entier.

Par sa façon d’agencer les œuvres, de les présenter, la galerie est une machine à susciter des sensations esthétiques idéalement riches, intenses et inouï;es. Le résultat, évidemment jamais garanti, se produit à la conjonction des œuvres présentées, de leur agencement (l’accrochage) et de la qualité des lieux.
A cet égard, les galeries Praz-Delavallade, Air de Paris et Emmanuel Perrotin, de la rue Louise Weiss, dans le XIIIe arrondissement de Paris, viennent de procéder à d’heureuses transformations pour conférer plus d’épaisseur symbolique, de complexité, de magie, à leurs lieux.

Dans la nouvelle salle de la galerie Praz-Delavallade, les autoportraits photographiques bien connus de Roman Opalka, accrochés dans les seuls angles, rayonnent de façon singulière. Dans cet espace d’un blanc extrême, intensément éclairé, assez bas de plafond, totalement coupé de l’extérieur, les œuvres bénéficient, dans un air curieusement presque palpable, d’une unicité de présence, ici et maintenant, dont l’expérience nous est proposée.

Un intense rapport physique à l’œuvre se noue également dans l’exposition de Paola Pivi, chez Emmnanuel Perrotin, où un tirage photographique occupe la totalité du vaste mur d’une salle cubique inondée d’une lumière aussi blanche et éclatante que celle de chez Praz-Delavallade. La salle, elle aussi sans extérieur, est ici située en contre bas, de telle façon qu’on y accède par un petit escalier. C’est moins lewhite cube moderniste, réputé abolir ou aplanir les sensations, qu’un lieu fermé, qui enveloppe le corps, qui l’isole dans un rapport intense avec les œuvres, qui vient renforcer et renouveler partiellement le rituel propre à la visite des galeries d’art contemporain.

Chez Praz-Delavallade, on est placé à la croisée des portraits d’Opalka, qui nous regardent ; chez Emmanuel Perrotin, on est immergé dans un paysage de montagne enneigé, qui nous enveloppe, comme il le fait des deux zèbres isolés au premier plan de la photographie murale.

Un effort a manifestement été accompli pour, en quelque sorte, réenchanter des lieux sans doute trop lisses, et pour donner une épaisseur corporelle et un caractère unique au contact avec les œuvres.

Une façon d’ajouter au plaisir de voir le désir d’aller voir… Et d’inscrire (heureusement) l’art à rebours de l’accélération et de la désincarnation des imageries contemporaines.

André Rouillé.

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Mathieu Mercier, Multiprise, 1998. 20 prises électriques, plâtre. 60 x 50 x 60 cm. Courtesy galerie Chez Valentin.

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