ÉDITOS

Visibilité paradoxale de l’art

PAndré Rouillé

Des paradoxes de l’art contemporain, celui de sa visibilité est peut-être le plus aigu. Sa surexposition croissante au sein d’une société animée par une volonté farouche de tout voir et de tout montrer pourrait bien frapper l’art d’invisibilité par excès de visibilité. En réduisant les œuvres d’arts visuels à l’écume de leurs apparences. Sous le pouvoir hégémonique du voir, d’une pulsion dévorante de tout voir, et de tout convertir en images, l’œil est devenu l’organe sensible et réflexif majeur. C’est désormais par l’œil, armé d’une panoplie sans cesse plus sophistiquée d’appareils, que l’on perçoit et que l’on pense.

Des paradoxes de l’art contemporain, celui de sa visibilité est peut-être le plus aigu. Sa surexposition croissante au sein d’une société animée par une volonté farouche de tout voir et de tout montrer pourrait bien frapper l’art d’invisibilité par excès de visibilité. En réduisant les œuvres d’arts visuels à l’écume de leurs apparences.
Sous le pouvoir hégémonique du voir, d’une pulsion dévorante de tout voir, et de tout convertir en images, l’œil est devenu l’organe sensible et réflexif majeur. C’est désormais par l’œil, armé d’une panoplie sans cesse plus sophistiquée d’appareils, que l’on perçoit et que l’on pense. Mais percevoir au moyen d’appareils de vision, qui sont de surcroît devenus indissociablement des appareils de production et de diffusion d’images, revient à ne plus voir le monde mais des images du monde. Cela revient à réduire le monde à des images, à rapporter les phénomènes et les événements à leur surface, au détriment de l’épaisseur des processus et des rapports qui les constituent et les animent.

Cette inflation contemporaine des images qui tend à aplatir le monde et les choses sur la surface de leurs apparences, et à imposer subrepticement des manières superficielles de voir, affecte infiniment plus l’art d’aujourd’hui que les autres productions visuelles. Alors que les œuvres ne se limitent jamais, et de moins en moins, à leurs simples apparences, elles sont, dans les lieux mêmes de leur exposition, menacées d’être réduites à de plates images, c’est-à-dire à des choses détachées de leurs processus de création.

Depuis les avant-gardes historiques, surtout depuis Marcel Duchamp, et plus généralement depuis la grande mutation de l’art d’un «régime représentatif» à un «régime esthétique» (Jacques Rancière), la part visuelle des œuvres s’est arrimée à une part processuelle de plus en plus forte. Désormais, les œuvres les plus matérielles débordent largement leur matérialité de choses visuelles, au profit de processus immatériels invisibles. La chose étant l’actualisation sensible de la partie processuelle et conceptuelle de l’œuvre.

Alors que dans le «régime représentatif» l’Académie soumettait les processus de création à un ensemble de normes à respecter, le «régime esthétique» de l’art les a entièrement ouverts: les normes ont fait place à des processus spécifiques à chaque œuvre singulière, créés avec elle et pour elle.
Tandis que les normes esthétiques ont été durant des siècles suivies par les artistes et largement partagées par les spectateurs, il en va différemment depuis le milieu du XIXe siècle, et surtout depuis les offensives de déconstruction résolument menées par les artistes du XXe siècle.

Aujourd’hui les spectateurs sont confrontés à des œuvres clivées par une indétermination entre leur choséité sensible, d’une part, et leurs processus et problématiques esthétiques, d’autre part. La rupture des anciens liens codifiés et forts entre la chose et son processus esthétique de production a instauré entre les deux faces des œuvres une discontinuité essentielle fondatrice du «régime esthétique» de l’art.
C’est à combler cette discontinuité inhérente aux œuvres contemporaines que s’emploient les galeristes, les conservateurs de musées et les commissaires d’expositions en diffusant des textes auprès des spectateurs, en rédigeant des cartels, en publiant des catalogues, en organisant des conférences, et, de plus en plus, en faisant appel à des médiateurs. Tous ces efforts visent en effet à tisser des médiations, à ménager au sein même des œuvres des passages désormais toujours atypiques pour relier l’aspect virtuel-processuel de la création à son actualisation dans les formes et matières sensibles des œuvres.

A cette tâche contribuent également les artistes eux-mêmes sous la forme d’interviews, ainsi que les critiques contraints d’adapter leurs postures aux modes d’être des œuvres contemporaines.
Il n’est pas rare qu’à l’occasion d’expositions, les artistes soient conviés à expliciter leur démarche. Lors de l’exposition «Traces du sacré», le Centre Pompidou a par exemple produit une série de courtes interviews vidéo d’artistes. Il a ainsi été demandé à «Jacques Lizène [de] s’expliquer sur son installation in situ», à «Jean-Jacques Lebel [de] décrypter sa sculpture», ou à «Gérard Garouste [de] décrypter son tableau», etc.
Expliquer, décrypter par des mots dans l’après-coup de l’œuvre, éclairer des problématiques, dévoiler des démarches toujours singulières, percer des idiosyncrasies artistiques: les mots viennent ainsi soutenir les œuvres, contribuer à leur compréhension et à la production de sens. Ils confèrent visibilité et épaisseur à l’œuvre en conduisant de la chose à son processus.

Cette situation aporétique d’un art qui reste obstinément invisible au sein même de sa surexposition est due au fait qu’il est essentiellement invisible pour les yeux. Non pas parce qu’il n’y aurait rien à voir, mais parce que l’on n’en voit pas l’essentiel: les concepts, les processus, les idées et les réflexions artistiques et extra artistiques qui en constituent le fondement, et qui ne sont accessibles que par les mots, les discours, les récits.

Le rôle de la critique s’en trouve ainsi amplement renouvelé. Il ne s’agit plus seulement de juger, d’apprécier les œuvres et le talent d’artistes au regard de normes implicitement admises, ou d’estimer la pertinence, la nature et la qualité des innovations et des ruptures formelles. Sous le «régime esthétique» de l’art, critiquer relève moins du jugement d’œuvres, que de la problématisation, que de la production de savoir sur elles. Critiquer consiste à expliciter ce qui, dans chaque chose singulière, aussi inattendue soit-elle, fait art.

A l’inverse de la critique qui juge de la valeur esthétique des œuvres en fonction de critères, cette critique sophistique fait, par les mots, être «art» des productions d’artistes: elle les féconde en art. Dans le «régime esthétique» de l’art, ce type de critique est vital. Mais fait cruellement défaut.

André Rouillé

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