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Villepin à la Fiac : lucidité réelle, budgets virtuels

PAndré Rouillé

Lors de son discours du 10 octobre dernier à la Fiac, le Premier ministre Dominique de Villepin a su trouver les mots et le ton pour parler de la situation (délicate) de l’art contemporain en France. Voici bien longtemps que l’on n’avait pas entendu de la part d’un responsable politique des propos aussi énergétiques sur le sujet. Et, franchement, cela fait du bien.
Pour trouver l’équivalent peut-être faut-il remonter à la première époque de Jack Lang, quand il créait les Frac et les Drac, quand il rêvait d’associer l’art à cette grande ambition socialiste de «changer la vie».
En dépit de son intérêt, ce discours n’est pas sans susciter de la méfiance, non pas a priori, mais en raison de la longue expérience que l’on peut chacun avoir de promesses non tenues, de paroles sans suites, d’encouragements vides, de volontés creuses. Bref, les propos du Premier ministre sont brouillés par le déficit de confiance qui affecte de plus en plus la parole politique en raison de l’écart que les responsables ne parviennent pas à combler entre le dire et le faire.

Pour autant, Dominique de Villepin a fait preuve d’une grande lucidité sur l’état de l’art contemporain français, et en a parlé sans détours.
Lorsque Alain Quemin avait, en 2001, très opportunément, et avec une extrême rigueur, brisé le tabou de la médiocre visibilité internationale de l’art contemporain français, on se rappelle que la grande majorité du petit monde de l’art avait fait chorus contre lui — la ministre socialiste Catherine Tasca elle-même.
Aujourd’hui, sans doute aussi parce que le refoulé d’hier s’est imposé comme une évidence, le Premier ministre se fixe pour premier «défi» de «refaire de la France l’un des foyers les plus vivants de la création contemporaine» : une manière d’admettre que le recul de la France est bien réel, et suffisamment important pour être abordé sur le mode du «défi».

Lancer des défis, c’est aussi, et surtout, tracer des perspectives, désigner des ouvertures. Ce ne sont peut-être que des mots, mais c’est déjà beaucoup dans le morne situation actuelle.
Aussi, le temps d’un discours, le mur gris de l’impossible s’est-il fissuré un peu pour laisser entrevoir un fragment de possible. Mais en même temps, on se prend à douter : tout cela ne serait-il pas que fiction, que mirage de mots ?… Et si cette énergie transmise avec force et conviction n’était qu’une pièce dans une plus vaste partie, l’élection présidentielle de 2007, que l’on sent, ici aussi, déjà engagée. (Deux des possibles challengers se sont d’ailleurs invités dans le discours de la Fiac : Nicolas Sarkozy, mentionné à propos du Centre européen de la création contemporaine, et Bertrand Delanoë qui a réagi immédiatement à l’évocation de la construction d’un grand auditorium à Paris).

Quoi qu’il en soit, les «convictions simples» du Premier ministre ont l’immense mérite de prendre à rebrousse-poil les rigidités de pensée et d’action d’une large frange de la classe politique et de l’administration, l’incrédulité de tous les «utilitaristes» pour lesquels l’économie et le profit sont les valeurs suprêmes, les archaï;smes théoriques de nombreux intellectuels, et le passéisme esthétique de beaucoup d’acteurs de l’art.
Le Premier ministre a raison: oui, «l’art est un enjeu majeur pour nos sociétés» ; oui, «la création nous ouvre un espace de libre invention, de libre questionnement» ; oui, la création «peut donner à voir au-delà de la complexité des choses et rendre un sens à une réalité qui nous échappe» ; oui, «la vitalité artistique d’un pays traduit sa force et son audace», etc.

L’art n’est pas un pur divertissement, pas plus que les œuvres ne se réduisent à une catégorie d’objets. L’art est un moyen singulier pour aborder et comprendre le monde tel qu’il devient, une forme d’intensité pour en conjurer la désorientation. C’est une alternative à l’hégémonie chancelante de la raison. C’est aussi, plus pragmatiquement, un excellent vecteur de la présence française dans le monde.

Au-delà de ses «défis» et de ses «convictions simples» mais fortes, le Premier ministre a fait part d’une «ambition» qui l’anime : celle que «les Français apprennent à aimer la création comme ils aiment leur patrimoine», à reporter sur les créateurs contemporains une part de la passion qu’ils vouent au passé. Mieux aimer pour mieux exporter les artistes : «Pour mieux valoriser nos créateurs à l’étranger, nous devons mieux les valoriser en France», a-t-il martelé.
Cette «ambition» est immense parce qu’elle revient en fait à vouloir inverser une longue tradition, à réorienter les regards des Français du passé vers le futur. Il s’agit de conjurer l’indifférence, l’ignorance ou le mépris dont souffre trop souvent la création contemporaine en France, et de sortir les esprits du passé-refuge pour les faire rentrer de plain pied dans la réalité de l’époque présente.

Immense ambition, donc, mais aussi sévère critique de l’orientation très nettement patrimoniale suivie par le ministère de la Culture depuis de longues années ; critique du passéisme qui handicap la France dans la dynamique du monde contemporain ; et, une nouvelle fois, critique du grave déficit de présence des artistes contemporains français à l’étranger, donc de l’action des institutions qui ont pour charge de les promouvoir.

Le jeu politique supporte guère l’improvisation, d’autant moins que la période de l’élection présidentielle approche. La visite du Premier ministre à la Fiac, c’est-à-dire dans une foire privée plutôt que dans une exposition d’un musée national, n’était donc pas dépourvue de significations.
Il s’agissait de mettre en scène quelques grandes orientations politiques : 1° les vertus du marché en art («le marché de l’art ne s’oppose pas à la création, il est l’une des conditions de son existence») ; 2° l’existence d’un public réel (80000 visiteurs, «c’est bien la preuve que l’art contemporain intéresse le grand public»); 3° le nouveau rôle de l’État qui doit «rénover et réinventer son mode d’action» en matière d’art.

A la différence des ultra-libéraux pour lesquels le marché privé prévaut, le Premier ministre veut instaurer un nouveau partage entre le marché et l’État.
D’une part, en libéralisant le marché de l’art, en «levant les blocages qui peuvent l’affecter». D’autre part, en confiant à l’État quelques grandes missions comme relancer l’«éducation artistique et culturelle» que Jean-Jacques Aillagon a allégrement sabordée, ou comme «donner une nouvelle visibilité à la création française», en particulier par la création d’un Centre européen de la création contemporaine sur l’île Séguin désertée par François Pinault. C’est-à-dire en substituant à un acteur privé défaillant l’État, l’Europe et une Fondation pour la création en France — autre message politique.

Le Premier ministre a parlé d’or. Mais sans argent les paroles ne se transforment pas automatiquement en choses. Dire n’équivaut pas à faire.
A moins que l’exercice ne fût simplement, pour le futur candidat à la fonction présidentielle, de profiter de l’art contemporain pour ajouter à son portrait des petites touches de culture, de modernité et de créativité. Les couleurs des réussites de demain.

André Rouillé.

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Martha Rosler, Hooded Captives, 2004. Photomontage imprimé comme photo couleur, de la série «Bringing the War Home: House Beautiful». 51 x 61 cm. Courtesy galerie Anne de Villepoix, Paris.

Les citations sont extraites du discours prononcé par le Premier ministre (Cliquer) , Dominique de Villepin, le 10 octobre 2005, à la Fiac, Porte de Versailles.

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