ÉCHOS
22 Sep 2010

Vieilles perruques versus mangas, Takashi Murakami à Versailles

PPaul Brannac
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Depuis que les grilles lui en ont été ouvertes, le peuple se presse chaque jour en plus grand nombre au château de Versailles. On s'y bouscule, on se gêne, on s'apostrophe, on écarte l'importun de la photo, on accable les toiles de cent coups de flashs, on écrase les parquets. Et voici maintenant qu'un plastiqueur nippon - Takashi Murakami - vient y souiller les lambris. Une nouvelle fois, les vieilles perruques en mordent leur jabot.

Non seulement il y a la presse des mille pas et le vacarme de ces sculptures «manganisantes» qui sillent plus qu’elles ne crient, mais le décor versaillais: les moulures, le stuc, les coloris aimables, les baldaquins, la broderie, les brocarts et les plumets, et damasquiné au surplus. Et comme cela pend, comme tout pend lorsque soudain, au Salon d’Hercule, un haut champignon de fibre de verre colorisée se dresse en obélisque bedonnant parmi les forêts de pilastres et de colonnettes encastrées.

Au Salon d’abondance, autour des lustres parés comme de vieilles gorges c’est un bouddha accroupi qui repose sur une Pomone, elle-même supportée par une tortue, le tout en argent, peut-être massif.

Kaikai et Kiki (2000-2005) surveillent le Salon de Vénus. Les deux affreuses figurines ont les amygdales dégarnies, deux dents et trois yeux. Dans l’ancienne salle du trône, c’est un lion accroupi en or et aluminium dont la crinière fait un disque qui monte la garde entre les deux portraits royaux: Louis XIV par Rigaud (1701) et Louis XVI par Callet (1789).

Une serveuse pulpeuse, Miss Ko² (1997), prie de passer à la Galerie des Glaces dont une grosse boule de fleurs marque le terme près de la Chambre du roi. Quant à la Chambre de la reine, Murakami l’a garnie de Simple Things (2008-2009), parmi lesquels une cannette de Pepsi en émeraudes er du Ketchup aux rubis, le tout présenté sur la langue-plateau d’une grosse bouche aux canines torves.

Des fleurs encore au Salon de la paix, des fleurs en sérigraphie dans le sombre escalier de marbres roses et noirs qui mène aux jardins. On courait s’y rafraîchir l’œil et on découvre un parc également soumis aux ordonnancements sévères; arbrisseaux, buissons et plans d’eaux sacrifiés à la Symétrie, le tout surplombé maintenant un énorme Buddha d’or vorace en margelle du parterre d’eau.

Ah l’épuisante excursion! On s’en trouve aveugle à la fin, la pupille laquée, à régurgiter du vernis, à éprouver des renvois de feuilles d’or (ce qui passe pour très chic).

Cela aussi, il faut le dire lorsqu’on tempête contre l’intrusion de l’art contemporain au château. Ce palais est un tombeau, ou pour mieux dire un mausolée. Le temps y a mordoré l’éclat des métaux précieux.
«C’est un livre calligraphié où nul n’a vidé son cœur», écrivait Elie Faure à son propos, «un théorème» dont il se «dégage une tristesse sourde». S’il en est ainsi, c’est que pas un des artistes qui y a officié, à tout le moins sous Louis XIV, ne l’a fait autrement que sous le coup de la peur, en craignant de déplaire, en redoutant le voisin. Un jeune prince parvint à faire des patriciens du royaume ses valets de crotte, et des artistes les peigne-culs de la monarchie.
Le résultat est somptueux; il est morbide. Des troupes de virtuoses y ont funestement concouru. Versailles est le rêve d’un ordre martial, d’une cour qui se décrète raffinée, et adopte la plus stricte étiquette, d’un roi qui se décide grand, et porte de hauts talons qui le meurtrissent. «Ces manières grandioses, écrivait encore Elie Faure, dissimulaient mal des mœurs grossières et malpropres».

Non, les œuvres de Takashi Murakami ne déparent pas à Versailles. Ni celles-là, ni celui-ci n’ont à voir avec les hommes, avec ce qui fait que l’on est humain, qu’on a d’autres refuges que les brillants, et d’autres façons d’admirer la lumière qu’en la coffrant.
Les œuvres de l’artiste invité ne sont pas moins macabres que leur écrin, à ceci près qu’elles redoutent la patine, que leurs matériaux craignent l’effet du temps, qu’elles ne sauront pas vieillir parce qu’elles sont déjà passées. Y a-t-il plus macabre que ces grappes de fleurs qui s’extasient en souriant ? Elles ont l’épatement des gerberas, on croirait des chrysanthèmes, des «fleurs d’or» qui ne périssent qu’à décorer les tombes.

Quant à l’obscénité supposée de certains moulages de l’artiste, qui a eu la précaution de ne pas exposer sa sculpture la plus sulfureuse, celle d’un jeune homme qui se masturbe, elle ne tient pas à leur érotisme frelaté, mais au luxe qui entoure ces sculptures. C’est un nouveau procédé bien éculé maintenant que d’user des gemmes les plus chères pour fabriquer ses œuvres. Ainsi l’acquéreur potentiel n’est plus en peine d’estimer leur prix, il n’a qu’à suivre le cours de l’once. On trouvera bien quelque critique pour avancer qu’il s’agit d’une réflexion sur la valeur des choses, et non le fait brutal d’une exposition d’opulence tape-à-l’œil dans un lieu somptuaire à destination du «philistinisme barbare des nouveaux riches», qu’Arendt évoquait, il y a quarante ans.

Après Koons (Veilhan avait moins fait de bruit), Murakami renoue donc à Versailles avec l’absurde querelle des Anciens et des Modernes, à la différence qu’aujourd’hui, chacun y usurpe sa position. Les gangs de vieilles perruques se placent en gardiens patrimoniaux d’on ne sait quoi et ne savent rien (quoi de plus sot et de moins ignare que cette pétition qui dit «Non aux mangas», avec les relents réactionnaires et xénophobes qui en fondent les termes ?), tandis que les modernisimi posent en défenseurs de la contemporanéité et du rajeunissement des vieilles pierres.
Des deux côtés on se rengorge d’exister et l’on tâche de s’adjoindre les faveurs de la foule, sans s’apercevoir qu’aujourd’hui comme autrefois il est finalement à Versailles fort peu question d’art, sans reconnaître que l’on fait un grand débat d’un petit choix, celui de savoir quelles couronnes mortuaires de quel roitelet honoreront cette année le sépulcre.

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