ART | CRITIQUE

Video Ergo Sum

14 Fév - 28 Mai 2017
PFrançois Salmeron
@13 Avr 2017

Comptant parmi les premiers expérimentateurs de la vidéo à travers ses installations en circuit fermé, Peter Camus apparaît toutefois comme un artiste méconnu du public français. «Video Ergo Sum» offre une rétrospective de son œuvre, de l’image mouvement à la photographie, où l’art s’affirme comme un «moyen d’approfondir sa propre conscience».

Pionnier de l’art vidéo, Peter Camus n’en demeure pas moins un artiste méconnu du public français. Pour preuve, «Video Ergo Sum» apparaît comme sa première exposition en France, alors que l’artiste produit vidéos et photographies depuis près de quarante ans. Adolescent, Peter Campus s’intéresse à la photographie, avant de se lancer dans des études de psychologie expérimentale et de suivre une formation de cinéaste à New York. Assistant de Joan Jonas à la fin des années 1960, il admire également Bruce Nauman, dont il découvre les œuvres mêlant performance et vidéo à la galerie Leo Castelli. De 1971 à 1978, Peter Camus se lance ainsi dans le champ de l’art, et réalise parallèlement installations vidéo et bandes couleurs.

Les premières expérimentations historiques du médium vidéo

Ses premières créations fonctionnent comme des «circuits fermés», c’est-à-dire comme des installations retransmettant en direct l’image vidéo que captent une ou plusieurs caméras disposées dans l’espace d’exposition. En effet, Kiva, Optical Sockets, Interface ou Anamnesis sont des œuvres interactives, où le spectateur active justement chacune de ces pièces en entrant dans le champ de la caméra et en observant son image, parfois démultipliée, sur les écrans. L’expérience est assez fascinante!

Effectivement, sitôt rentrés dans l’exposition, on se trouve face à une caméra braquée sur nous. Mais si Kiva rappelle les systèmes de vidéosurveillance, elle se compose d’un système de miroirs suspendus reflétant tour-à-tour notre image, l’environnement de la salle d’exposition, et la caméra elle-même. Les perspectives se succèdent dans un perpétuel mouvement. Surtout, Peter Campus pose d’emblée une distinction décisive entre le cinéma et la vidéo. Selon lui, l’une des spécificités de cette dernière consiste à pouvoir se détacher de la caméra: «Ce qui me plaisait dans la vidéo, c’était que la caméra était indépendante à l’époque. On n’avait pas besoin de regarder par le viseur, on pouvait la poser quelque part et voir ce qui se passait, quelles images elle captait, en installant un moniteur plus loin.»

Simultanéité et instantanéité

Optical Sockets délimite quant à elle un champ carré pareil à un ring. Aux quatre coins se trouvent des caméras, et sur chaque côté un moniteur – à nouveau, nous sommes cernés par le dispositif filmique. Notre propre image nous est restituée simultanément et instantanément sous divers angles qui se superposent, mais ne coïncident jamais tout à fait. Relativisme des points de vue, auto-observation, éclatement de notre image, expérimentation de l’espace mis à notre disposition: les principes théoriques et esthétiques de Peter Campus sont jetés. On observe notre image s’effacer, se diluer, s’éloigner, ou s’épaissir, se concentrer et grossir selon notre position par rapport à l’objectif. On peut même s’amuser à trouver un angle mort sur le ring pour s’éclipser et échapper aux regards des caméras…

Ainsi, Peter Campus nous invite à prendre conscience de notre déplacement dans l’espace, de la manière dont nous nous percevons et dont notre image nous est restituée. En ce sens, Interface nous confronte à un jeu de miroirs: sur une vitre, notre reflet se heurte frontalement à notre image vidéo, qui nous suit discrètement et passe derrière nous, comme un fantôme bleuté. Anamnesis accentue les perturbations spatiotemporelles en jouant sur un décalage de trois secondes entre nos mouvements et leur restitution sur grand écran. Nous sommes dédoublés, percevant à la fois notre image actuelle face à nous et l’action que l’on vient d’exécuter.

Du solipsisme…

Les jours d’affluence, Interface et Anamnesis se transforment en un balai où les corps des visiteurs se multiplient et interfèrent. Pourtant, Peter Campus souligne que son art se rapporte à l’individu et à l’image de soi – notions que l’on perd de vue, explique-t-il, si l’on se retrouve à plusieurs dans ces dispositifs. Alors que l’on était de prime abord séduit par cette polyphonie de corps et d’effets de miroir, qui pourraient directement nous renvoyer vers nos nouveaux réflexes perceptifs, notre manie des selfies, et nos rapports aux médias (photo, vidéo, caméra…), on se rend compte que le propos de Peter Campus se situe davantage dans une sphère individuelle, voire solipsiste.

Car, en parallèle de ses premières installations, Peter Campus s’enferme dans son studio pour réaliser des vidéos. Dynamic Field explore notamment les relations entre le corps de l’artiste et la caméra, sans avoir recours au montage. S’il nous place dans le flux du direct et de la durée, Peter Campus va aussi travailler autour de dualismes, d’oppositions et de paradoxes. Par exemple, Double Vision retranscrit deux points de vue sur son corps à partir de deux caméras jouant sur des effets de «proximité et d’éloignement, de plan fixe et de mouvement, de centre et de périphérie», comme le signale Nicolas Tremblay. Peter Campus se trouve ainsi divisé en un sujet qui voit et en un sujet qui est vu – ou disons plutôt qu’il est à la fois l’un et l’autre.

… au narcissisme?

Three Transitions révèle une première césure dans l’œuvre de Peter Campus. L’artiste travaille encore en studio, mais avec une équipe et des moyens techniques issus de la télévision pour effectuer des trucages. Désormais en couleurs, ses vidéos se lisent comme des boucles introspectives. D’ailleurs, en détournant le credo cartésien «Je pense donc je suis», le titre de l’exposition «Video Ergo Sum» ne nous trompe pas sur le caractère philosophique de la démarche de l’artiste. Car chez Peter Campus, la vidéo et le rapport qu’il instaure avec elle, lui permettent d’accéder à la conscience de soi. Fonctionnant comme un miroir, la vidéo offre l’occasion à l’artiste, comme un peintre face à sa toile, d’esquisser son autoportrait.

Prenant le contrepied des abstractions, du minimalisme ou de l’art conceptuel qui dominaient jusque-là la production américaine, Peter Campus replace son corps et sa subjectivité au cœur de son propos. Mais cette quête de soi ne se fait pas sans angoisse: plutôt que de glorifier son apparence ou de flatter son moi, Peter Campus détruit son propre reflet, le brûle, le tort, le déchire. Explorant toujours plus profondément son intériorité, l’artiste se demande alors si une juste expression de son intimité peut se faire par le biais de la vidéo – ou si toute tentative de représentation de son intériorité n’aboutit pas une mauvaise traduction ou à une impossible communication avec le spectateur.

Impasses introspectives

S’il conçoit l’art comme un «moyen d’approfondir sa propre conscience et sa propre présence», Peter Campus concède qu’il se retrouve face à une impasse dès la fin des années 1970. Dans RGB, qui reprend les initiales des trois couleurs composant le signal électrique (Red Green Blue), le corps de l’artiste, au lieu de prendre consistance et d’incarner une spiritualité, semble se vider de tout souffle vital. Head of a Man with Death in his Mind, apparaît comme une tentative stérile et désespérée de transmettre à son spectateur un état d’âme donné, en l’occurrence celui de son modèle John Erdman, comme si l’artiste pensait naïvement qu’effectuer un gros plan sur le visage de son acteur pouvait nous mettre directement en contact avec sa pensée.

«L’important pour moi n’était pas le passage de la vidéo à la photographie mais de l’intérieur vers l’extérieur. L’introspection devenait oppressante», révèle l’artiste. A partir de 1978, Peter Campus abandonne donc la vidéo et ne travaille plus qu’avec des Polaroïds, qu’il agrandit et imprime, pour réaliser des portraits. Or ceux-ci ne doivent plus se comprendre comme l’expression de l’intériorité d’un être, mais comme un masque théâtral dramatisé et contrasté, fondu dans les ténèbres. Paradoxalement, Peter Campus renoue avec une forme d’intériorité et d’intensité émotionnelle avec des photos de pierres, de minerais ou d’objets inertes (en somme, des natures mortes) qui semblent vibrer, habités par une pulsion fondamentale, celle du battement de la vie.

Vidéographies

Le retour à la vidéo s’opère à partir de 1996. Mais plutôt que de tendre de suite vers l’hyperréalisme, Peter Campus travaille d’abord sur le pixel de l’image. A cet égard, Wave est déconcertante. Le pixel, grossi, géométrise la vague et la représente comme une juxtaposition de blocs colorés, tandis que la bande son évoque plutôt le registre du flux de la vague et des millions de vaguelettes, imperceptibles à notre œil, qui la composent et lui assurent sa fluidité.

L’exposition s’achève loin des tourments de l’âme et des méandres de notre psyché, avec la vidéo Convergence d’images vers le port réalisée en mai 2016 à Pornic pour le Jeu de Paume. Les quatre séquences projetées simultanément constituent ce que Peter Campus nomme des «vidéographies», c’est-à-dire des plans fixes sur des paysages qui nous font éprouver la durée, et en appellent à une contemplation du monde enfin apaisée.

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