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Vertige d’elle

A l’entame du spectacle, trois danseuses, en fond de scène, sont baignées dans l’obscurité. Deux danseuses sont côte à côte, la troisième est un peu plus décalée côté jardin, vers le centre de la scène. La scène est investie dès le début par une semi-obscurité où les formes sont devinées quand les visages sont dans l’obscurité. Un décentrement est effectué avec le centre de scène en périphérie.

Les mouvements flottent dans les airs avec des bras qui dessinent des virgules, qui se brisent aux poignets par à coup pour se jeter vers l’extérieur, dans un espace où les membres supérieurs se déploient dans une direction horizontale. Puis pour revenir ensuite vers l’intérieur de chacune des danseuses et aussi vers l’Autre, la complice, l’amoureuse, celle sur qui le mouvement trouve sa finitude, un appui, une force, une destination. Elles s’enlacent, ont des mouvements de caresse. La danse ne devient pas uniquement un corps fait d’émotions et de vibrations. Les corps deviennent des entités, des individualités qui aiment et ressentent. Les corps des danseuses s’attirent avec deux centres disposés de façon asymétrique sur la scène. Ce sont des centres, incarnés par les danseuses, qui se poussent, s’attirent, se déplacent dans des petits mouvements à pieds joints.

C’est dynamique, léger, nourri de mouvements baignés par une danse hip hop avec des mouvements autant ondulés que cassés dans une découpe corporelle où les bras, les jambes et le thorax sont séparés jusque dans leur gestuelle. Les mouvements sont à la fois courts, secs, légers et aériens. La danse a un visage à la Janus avec une tendance ouvertement marquée par la danse contemporaine où la scène est investie de façon asymétrique. Elle est aussi marquée par la danse urbaine où le corps devient griffé par une gestuelle autant courbe que cassée, autant ondulée que brisée dans lequel le thorax est investi d’une puissance qui est au centre des mouvements.

Ce sont des corps qui se caressent, qui se touchent, qui fusionnent corporellement entre eux. Les danseuses fusionnent dans un beau moment chorégraphique pour ne devenir qu’un seul corps. Puis une foultitude de corps apparaît pour jaillir comme une fontaine humaine. C’est très beau, relevé, audacieux et joli. Les danseuses, à tour de rôle, apparaissent derrière les corps de chacune d’entre elles avec des membres inférieurs qui s’étendent sur les unes pour laisser apparaître les membres supérieurs des autres. De cette fontaine humaine, c’est un couple de danseuses qui donne naissance à cet objet amoureux qui apparaît comme un enfant dans le corps de la troisième danseuse.

C’est le corps et la relation à l’autre qui sont présentés. Une relation à l’autre basée uniquement sur la pulsion, le toucher, les caresses. C’est une relation corporelle faite de chair et de touchers. Les danseuses se touchent pour se caresser, habillant de leurs mains les formes du corps de chacune d’elles. Elles sont dans un rapport à l’autre fait d’exiguïté sans pour autant que cette proximité ne soit étouffante. Elle est voulue. Ce sont comme des aimants qui s’attirent les unes aux autres. De ces corps qui sont décentrés sur scène, elles deviennent un corps unique. Ces mouvements de bras et de jambes qui se déhanchent, ces corps qui sont flux et vagues deviennent fluides cassants, virevoltants dans une gestuelle beaucoup plus brisée.

Avec cette fontaine humaine, de ce Plusieurs, il en est fait Un. De l’Un, il en est fait Plusieurs. Dans ce va-et-vient du Singulier au Pluriel, c’est tout un enchaînement de mouvements et de gestes qui apparaissent où les corps deviennent à la fois mouvements identitaires, en étant entiers, et passerelles, traits d’union entre les danseuses. De ce qui était brisé et découpé avec des membres inférieurs, supérieurs et thorax, décomposés dans ses moindres prérogatives organiques, les corps deviennent un ensemble non dissociable, pris dans son entier pour disparaître et laisser apparaître l’Autre, cet Autre que l’on aime, que l’on ressent. La danse devient Amour et Désir. D’où cette fontaine humaine qui jaillit et laisse apparaître à tour de rôle le visage de ces trois danseuses en appui des deux autres. Le tien devient le même, le sien devient le leur. C’est une fontaine corporelle où l’amour consume son désir et son plaisir. Dans ce ballet de l’Un et du Multiple, le corps n’est pas seulement un outil de danse, un média artistique. Il devient une chair qui se fait caresse, qui devient désir, tentation et amour.

Les mouvements sont, par à coup, amples et s’élancent pour se rétracter. Lancers et rétractions sont les deux pôles qui coordonnent l’entame du spectacle. Nous sommes dans une rétraction-impulsion, dans une approche intime-extime, dans des mouvements qui sont, par intermittence, amples et projetés vers l’Autre, ou intérieurs et replié vers Soi.

Puis, la chorégraphie déroule une gestuelle dirigée uniquement vers l’Autre. Les mouvements sont de moins en moins repliés sur Soi. Les danseuses vont vers cette alliée, cette amie, cette complice, cette amoureuse. Les solos laissent apparaître des danses où les mouvements sont à la fois brisés, élancés, larges. Les danse de ville et urbaines s’immiscent dans le spectacle. Nous sommes autour d’une danse sensuelle où le mouvement est le prolongement d’une gestuelle nourrie du corps de l’Autre. Les danseuses sont repliées vers elles pour créer une intimité amoureuse, corporelle où le mouvement devient porteur d’un Désir. De cette intimité, elle est aussi artistique où la danse urbaine et contemporaine fusionne. De ces danses de rue qui reviennent en force aujourd’hui, la danse contemporaine, par le biais de Claire Moineau, l’insère dans sa gestuelle.

Courbes et brisés, petits et larges, élancés et repliés, au ralenti et rapides, les mouvements sont à l’image de ces danseuses qui s’attirent, comme aimantés pour revenir à Soi. Comme la vie dans sa profusion multiple.

Etonnamment, le spectacle ne dure que 30 mn. Le Désir serait-il qu’un moment aussi fugace?