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Utopia 3 : la question de l’art au 3e millénaire

Comment l’acte de création réagit-il face à la réalité ? L’artiste doit-il transiger ou transgresser ? Imiter ou imaginer ? Quelles utopies reste-t-il encore et pour quelle création contemporaine ? Un programme complexe autant qu’intéressant qui invite à réfléchir durablement sur le futur de l’art.

— Auteurs : sous la direction de Ciro Giordano Bruni : Paul Ardenne, Alain Badiou, Yves Chalas, Michel Costantini, Michèle Fellous, Maria Cristina Franco Ferraz, Christine Galaverna, Marina Grzinic, Henri-Pierre Jeudy, Bernard Lafargue, François Laruelle, Stéphane Laurent, Patrick Martin-Mattéra, Philippos Oraiopoulos, José Maria Paz Gago, Franco Purini, Alain Sêguy-Duclot, Denis Vernant, Marc Richir, Stefano Zecchi
— Éditeur : Germs, Paris
— Année : 2002
— Format : 21,50 x 15 cm
— Illustrations : quelques, en noir et blanc
— Pages : 351
— Langue : français
— ISBN : 2-904445-05-6
— Prix : 28,20 €

Notes en avant-propos
par Ciro Giordano Bruni

On peut facilement imaginer que le troisième millénaire sera marqué par des changements déterminants quant à la fonction de l’art et à sa pratique.
Ce n’est pas être futurologue que proposer une critique prospective. Il n’est pas incongru d’annoncer, en ce début de siècle « l’art au troisième millénaire ». Nous pointerons sur ce qui dans la praxis s’oppose à la connaissance de l’Être en devenir, en présentant différentes analyses et les résultats d’une synthèse. Les opinions débattues lors du colloque ayant pour thème « De l’art comme réalité à la réalité des arts au troisième millénaire » (Paris-Venise 2001) et reprises pour l’essentiel dans cet ouvrage, s’interrogent sur les mutations et les déviances annoncées par la science et exprimées dans l’art. Devons-nous accepter l’obsolescence du corps humain (Bernard Lafargue) ou devons-nous résister aux prototypes proposés en avant-goût par des artistes ? Devons-nous considérer comme irréfutables les mutations esthétiques contemporaines ou devons-nous les étudier, les analyser en nous interrogeant sur ce corps schizophrénique ? Devons-nous penser l’œuvre des avant-gardes comme un indice d’anticipation ou considérer ces créations comme une mise en garde prémonitoire ?

Quatre directions de recherche contradictoires et complémentaires semblent s’être dégagées à partir de nos thèmes de discussion :

1 — une théorie nihiliste de la déflagration du symbole et du contexte comme forme de vérité pouvant renouer avec une pensée-art extraordinaire, par segmentarité du réel dans l’espace de l’agora.

2 — une théorie scientiste du monde-qui-est-déjà-là, à découvrir, un modèle que l’artiste ne peut modifier et dont seule l’institution pourrait faire surgir, en opposition à la tendance évolutionniste, une création consubstantielle à la pensée.

3 — une théorie de la globalisation où le local se nourrirait du local rival, par un art à valeur immatérielle s’opposant aux forces identitaires qui, elles, avec hache et bistouri, établiraient une nouvelle unité du monde vidé du nihilisme à la reconquête du regard anonyme.

4 — et enfin, constatant que le XXe siècle, inspiré d’un nihilisme désespéré, n’a pas véritablement innové, n’a pas proposé de nouvelles figures d’art comme pensée indépendante, il serait question de présenter à l’aube de ce troisième millénaire, une opération soustractive, au plus près d’une « réalité de fiction ».

Au terme de ces confrontations d’idées, une question s’impose : doit-on revendiquer une nouvelle idéalité fonctionnelle dans la spécificité humaine et une nouvelle esthétique de la beauté canonique pour l’affirmation de l’art ? De ces positions estimées choquantes, orientons différemment la question. Est-il concevable que l’on fatalise la déshumanisation de la Vénus de Milo au profit d’une esthétique de l’orthopédique, une vérité du savoir, au lieu de son dire ? Est-il justifiable que la quintessence des principes humains soit opposée à un principe de non savoir entraînant paradoxalement, dans le confort des lois, l’être vers des dérives nihilistes ?

C’est une ancienne sagesse que de renoncer pour parvenir au plus grand bonheur. Sommes-nous aujourd’hui contraints à cet excès de sagesse pour garder à l’humanité l’hétérogénéité de ses cultures ? Renoncer est-il le salut ? Une première réaction pour introduire ce débat, et pour tendre à la reconquête d’un autre regard, dans la perspective du « Deux singulier » est de déclarer que l’on renonce aux figures symboliquement chargées d’un ordre social sous la catégorie du Politique protecteur. Renonçons à la sécurité, renonçons à l’espace de liberté, à l’expansion économique, à la promotion, au consensus, à l’adoption, à l’audimat, à la coalition, à la protection, à la légitimité, à la tolérance, à la démocratie, au droit, à l’union et aux divertissements audiovisuels — une drogue parmi d’autres procurant l’euphorie du rien. Renonçons aux musées qui neutralisent la critique et exaltent l’esprit paranoï;aque égocentrique. Renonçons aux figures livresques bibliques et abstenons-nous de suivre les épicuriens névrosés qui font du plaisir une jouissance libidinale. Renonçons aux journaux célébrant l’éternel présent « réel » qui fait obligation de savoir : une consommation de l’actualité pernicieuse. Renonçons à la crédibilité et à l’incrédibilité du vrai et du faux justiciable, jugeable et condamnable, autant qu’à la vengeance des lâches, au modèle honorifique du héros, aux catégories du faible et du fort, du noir et du blanc, à tout ce qui semblerait être acquis à jamais. Bien entendu, ne renonçons pas au diable et aux démons de ce monde qui font évoluer l’hétérogénéité des ressemblances. Mais tous les cas de figures de la transgénèse ne sont pas bons à revendiquer dans le statut des qualités esthétiques. Ce n’est qu’un commencement, mais il ouvre des perspectives d’avenir utopique afin de se réapproprier un autre avenir, un autre monde. Par ailleurs, d’autres mondes sont proposés sous le signe du savoir ou de l’indétermination. Le premier est le monde de l’esprit dogmatique, le second est le monde du libéralisme consensuel de l’homogénéisation.
Renoncer à l’excès n’est pas un renoncement ascétique, ce n’est pas renoncer aux libertés ontologiquement humanisées, mais renoncer à la méconnaissance et à l’infirmité du sujet, sous la morale du plus adroit, c’est comprendre et faire des choix qui ne « dérapent ».
Renoncer n’est pas l’acte du prophète, c’est un apprentissage exigeant cohérence et ténacité dont personne n’est exclu. La rigueur de cet apprentissage nécessite des connaissances que cet ouvrage se promet d’apporter.

Mythe et Symbollsme de « Soi »

Pour éviter l’autorité souveraine des religions monothéistes, le peuple grec partageait sa vie entre d’une part l’orgiastique de dithyrambes dédiés à Dionysos, où l’homme est porté au paroxysme de sa faculté symbolique, et d’autre part l’individuation de soi, mirage de la beauté olympienne, prônée par le culte d’Apollon. « Apollon ne pouvait plus vivre sans Dionysos ».
Nos mythes et nos rêves n’ont pas changé. Ecartés du « précepte » souverain nous continuons à rechercher ces forces en excès et à travers elles, cette métamorphose où, par la magie de l’art, nos passions et nos désirs sont purgés, moralisés afin que nous nous en retournions fortifiés vers les tâches quotidiennes et puissions croire de nouveau à la vie jusqu’à la « source de douleur et de souffrance ». Mais la purification cathartique par l’art, comme dans le théâtre antique, n’évite que temporairement les conflits qui ressurgiront plus intensément ailleurs.
Le théâtre antique réunissant Dionysos et Apollon civilisera le monde mais fragilisera l’homme et la femme dans tous leurs états affectifs, expressifs, émotionnels, socialement et culturellement.

Si nous voulons aujourd’hui libérer l’espace de la représentation de l’émergence dionysiaque ou de l’émergence apollinienne en excès, tout en cultivant les instincts primitifs que nous honorons à travers elles, il faut sortir ces Dieux de la scène mythique, où ils ont été relégués et asservis.
Plutôt que de créer des « génies apolliniens » ou des « fous dionysiaques », ou d’inventer des garde-fous artificiels de crainte du réveil des passions, en reléguant ainsi l’esthétique au rang d’une discipline académique, l’éthique à des préceptes moralisateurs, la politique à une autorité souveraine, créons pour eux l’espace de liberté qui leur revient en les instruisant sur leur matrice « historiale », dont ils sont à jamais originaires et pour nous la condition optimale pour les honorer dans la diversité de leur présentation enracinée à jamais à la terre.

Il est temps de mettre fin à l’encerclement de l’autel de Dionysos, qui est symboliquement notre encerclement neuronal, pour créer la liberté nécessaire à Dieu et à l’homme. On s’apercevra alors, qu’à contrario de la conclusion nietzschéenne, la connaissance des sens ne tue pas l’action mais qu’elle crée l’énergie vitale et le goût de la vie.

L’art comme autant de connaissance

Les thèmes suivants ont été débattus au cours du colloque, à Paris et à Venise :
— l’art à la fois vérité des sens et sens de l’intelligence, nous reconduisant mille et une fois, de la valeur morale à la valeur marchande, aura-t-il d’autres dimensions au 3e millénaire ?
— l’art traduit sous sa forme primaire, primordiale ou primitive, en manifestation épanouissante qui éclot l’être, ou l’art traduit sous sa forme trouble, confuse et convulsive, renouera-t-il l’humain, de l’archétype au contemporain ?
— l’art qui rassure et qui renforce le caractère identitaire de l’identifié est-il capable de créer doute et suspicion de l’iconoclaste et mérite-t-il notre admiration ?
— l’art qui détient la connaissance de la relation et le savoir de la médiatisation, capable d’explorer les énigmes de ce qui est factuel, observable, et qui parvient à la réussite symbolique, muséale, est-il encore une réalité en devenir ?
— l’art qui fait apparaître de nouvelles réalités, est-il en mesure de re-présenter I’art de vivre local sans perdre la dimension inter-régionale universelle ?

Ces thèmes nous ont introduits d’emblée au cœur des évènements esthétiques, éthiques et politiques dominants la scène contemporaine, locale et mondiale, et nous ont permis d’inscrire l’art dans l’anthropologie culturelle. De quel art et de quelle culture sommes-nous porteurs ? Quelles sont nos valeurs esthétiques, éthiques et politiques à communiquer et à transmettre ? Qui éduque qui et quel sens aura la vie culturelle pour les générations futures. Un premier constat s’avère pessimiste. Nous vivons le temps de la restauration (Pierre Bourdieu) où sont menacées les dispositions critiques de l’intellectuel contraint à accepter toutes les compromissions avec le pouvoir.

il existe des formes particulières d’universalisme éthique et scientifique qui ont servi et servent toujours de fondement pour une mobilisation politique. On connaît l’efficacité des pouvoirs à discréditer les tentatives de mobilisation citoyenne, à affronter leurs adversaires en ordre dispersé, et avec l’arme puissante du « ron-ron » médiatique, à imposer des problèmes superficiels ou artificiels, en vue de dépolitiser les citoyens. Complicité entre technocratie et journalisme pour le contrôle croisé de la pensée en acte. La concurrence érigée en autocensure, la « mainmise » qu’instaure le mécénat privé sur des bénéficiaires dépendants, le mécénat de l’État sous la forme apparente de démocratie (commissions, comités et autres lieux de cooptation clientéliste) aboutissent le plus souvent, à une véritable normalisation de la recherche, tant scientifique qu’artistique.
Et enfin, le consensus tacite des média à privilégier la communication, au lieu de l’information, ne permettant qu’une visibilité partielle des événements, correspond aux stratégies de domination impérialiste mettant à l’écart du débat public (local, inter-régional ou universel) artistes, écrivains, scientifiques, pour les limiter dans leur capacité d’expérimentation novatrice.
Rendons hommage à Pierre Bourdieu d’avoir analysé ces comportements sociaux dans « Les règles de l’art ». Un deuxième constat est que pour dépasser l’hétéronomie de ces manifestations, nous devons nous autoriser singulièrement et symboliquement à l’action fondée sur l’expérience et l’observation, une compétence opérationnelle en vue d’un dépassement de la culture, « chose et close ».

Citons à titre d’exemple concret le discours de mobilisation culturelle en France et en Europe engagé par la Commission européenne en vue de bâtir de « nouveaux ponts entre les cultures » et ainsi d’« efficacement combattre l’intolérance, la xénophobie, toute forme de discrimination basée sur des critères de race, de sexe, de religion, de handicap, d’âge, d’origine ethnique » en renforçant l’idéal européen, et qui n’est à l’évidence qu’un programme démagogique flatteur n’apportant pas de bonne réponse. Cette Commission européenne défend en réalité une stratégie d’intégration, visant la soumission, si nécessaire par un arsenal juridique. L’orientation du programme de la Commission européenne a pour objectif de rendre le Sujet européen oublieux de sa culture locale ou régionale, en échange de prétendues sécurités telles que l’unité économique et la monnaie unique. Finalisés par les puissances de la planète, ces emblèmes de l’Europe sont sans valeur identitaire, sans racine singulière locale et inter-régionale. lis sont mis en place pour enlever aux 450 millions de consommateurs européens, en manque de pensée critique, ce qui pourrait leur rester de velléités d’autonomie. La thèse de la fin de l’art et ou de l’esthétique est un effet de la pensée sur l’art et il est nécessaire de lever cette limitation (François Laruelle). Prenant acte de la fin des utopies de ce dernier millénaire, accueillons les nouvelles utopies du troisième millénaire.

L’ouvrage Utopia 3, utopie du troisième millénaire, a pour ambition d’ouvrir des brèches en direction d’une autre scène pour la vie de l’art et l’art de la vie, où les mythes ne seront plus ensevelis ou fantasmés mais réactualisés à des « réalités de fiction », pour une expérience nouvelle, toujours et encore possible, et dont personne n’est exclu.

(Texte publié avec l’aimable autorisation des éditions du Germs)

L’auteur
Ciro Giordano Bruni est enseignant-chercheur, artiste et responsable des éditions du Germs.