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Une rétrospective inversée

PAndré Rouillé

L’une des expositions les plus intéressantes que l’on ait pu voir à Paris récemment vient de s’achever. C’était « Une rétrospective (Tomorrow is Another Fine Day)» que Rirkrit Tiravanija avait lui-même conçue et orchestrée à l’ARC (Couvent des Cordeliers). Elle était (et continue à l’être par sa force irradiante) comme la figure inversée de l’exposition «Dionysiac» actuellement présentée au Centre Pompidou, la sobre et rigoureuse éloquence de l’une contrastant avec la tonitruante vacuité de l’autre.

Alors que «Dionysiac» échoue dans son intention d’affronter «l’excès de flux» en se plaçant elle-même dans le registre de l’excès, le redoublant, l’exposition de Rirkrit Tiravanija résiste à l’excès en concevant un dispositif d’une rigueur et d’une économie extrêmes : des murs de contreplaqué brut, nus, vides d’images et d’objets, seulement ponctués par les titres et dates d’œuvres passées de l’artiste, mais en l’absence de ces œuvres.
L’excès d’images est remplacé par une polyphonie de paroles, de mots, de récits. Les œuvres-événements passés sont transformés en un événement d’une autre nature : un entrecroisement de récits supposés évoquer lesdites œuvres.

De quoi s’agit-il ? Dans la grande salle du Couvent des Cordeliers où l’ARC a élu domicile pendant les travaux du Musée d’Art moderne, Rirkrit Tiravanija a fait construire une vague réplique en contreplaqué brut de l’agencement des salles de l’ARC. Et, au lieu de présenter un ensemble de ses œuvres passées comme il convient dans une rétrospective, il en a seulement fait inscrire les titres sur les cimaises. Il n’y a donc rien à voir, ou si peu. Mais, pour le spectateur, beaucoup à entendre, à imaginer, à faire.

D’une part, l’espace est hanté par une voix sourde, fantomatique, presque inaudible, qui lit en boucle un récit en anglais rédigé par l’écrivain Bruce Sterling. D’autre part, dans une réplique du fameux Aquarium de l’ARC, un comédien déclame à heures fixes un texte de Philippe Parreno sur le temps et l’époque. Enfin, un guide-conférencier convie les visiteurs à un parcours dans les vraies-fausses salles d’exposition.
Toutes ces voix s’entrechoquent et se combinent dans l’espace en strates sonores et narratives.

Sous la conduite du guide-conférencier, on passe d’une inscription (les titres des œuvres absentes) à une autre. Et à chaque arrêt, le guide décrit avec moult détails une œuvre dont la narration vient, par la fiction, combler l’absence.
Curieuse mais éloquente situation. On adopte la posture des visiteurs de musées qui contemplent des œuvres, mais en regardant un mur vide ; on est surtout convié à imaginer une œuvre à partir d’une description verbale détaillée par quelqu’un qui ne l’a lui-même jamais vue !
La parole ne passe pas d’un premier qui a vu à second qui n’a pas vu, mais d’un second à un troisième qui n’ont vu ni l’un ni l’autre (Gilles Deleuze). Aussi curieux que cela paraisse, c’est la situation qui prévaut dans les médias, c’est celle qui gouverne de plus en plus fréquemment notre rapport aux choses du monde. La réalité comme enchevêtrement de discours (et d’images) est bien ce qui caractérise l’«excès de flux» : Tiravanija nous fait éprouver cela par l’expérience alors que «Dionysiac» peine à l’illustrer.

Comme si l’on ne pouvait résister à la débauche actuelle du visuel que par les mots et les paroles ; comme si la fiction était la meilleure réponse à la fausse réalité des images; comme s’il fallait inviter le spectateur à faire une partie du chemin — sans nécessairement entièrement acquiescer à la formue célèbre de Marcel Duchamp selon laquelle «ce sont les regardeurs qui font les tableaux» ; comme si l’oreille et l’imagination constituaient ensemble une alternative à l’œil saturé de l’homme d’aujourd’hui.

Le dispositif est d’autant plus pertinent qu’il est en cohérence avec les œuvres que Rirkrit Tiravanija produit depuis le début des années 1990. Chacune d’elles est conçue comme un lien, un relais, un passage, jamais comme un résultat, un objet fini, achevé et inerte. «Ce n’est pas ce que vous voyez qui est important, mais ce qui se passe entre les gens», le rôle de l’artiste consistant à créer des opportunités pour que quelque chose advienne : organiser des repas pour les visiteurs dans des galeries de New-York, reconstituer son appartement ouvert jour et nuit à la Kunstverein de Cologne, mettre à la disposition du public une salle de répétitions de musique au Consortium de Dijon, etc.

Faute d’objet à présenter, Rirkrit Tiravanija a donc conçu sa rétrospective sous la forme d’un événement au cours duquel le spectateur est convié à imaginer chacune des œuvres-événements réactivées par la narration. Ce n’est plus une rétrospective d’objets extraits du passé, mais une sorte de rétrospective inversée tournée vers les devenirs : «Tomorrow is Another Fine Day».

André Rouillé.

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Rirkrit Tiravanija, Une rétrospective (Tomorrow Is Another Day)

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John Baldessari, Blockage (Yellow) : And Person with Sword (Violet), 2005. Tirage d’archive numérique tridimensionnel avec peinture acrylique sur panneaux Sintra, Dibond et Gatorfoam. 180,34 x 172,72 cm. Courtesy Marian Goodman Gallery, New York, Paris

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