ÉDITOS

Une image à l’image des sociétés de contrôle

PAndré Rouillé

J’ai souvent insisté sur le fait que la photographie était apparue au milieu du XIXe siècle avec la société industrielle capitaliste qui avait besoin, si l’on peut dire, d’une image à son image, c’est-à-dire fonctionnant selon ses propres principes: mécanisée pour être indépendante des faiblesses, des fantaisies et des incertitudes de la main et des divagations de l’œil, sinon du regard. Et que ce fonctionnement mécanique, chimique et optique était le socle du régime de vérité de la photographie, le fondement de la croyance en son exactitude et sa vérité — «La photographie, c’est l’exactitude, la vérité, la réalité elle-même», écrivait-on dans les années 1850, éblouis par les prodiges de la nouvelle image.
Les travaux de Michel Foucault permettent de formuler tout cela de façon différente : la photographie aux sels d’argent a été l’image de la société disciplinaire des XIXe et XXe siècles

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Les sociétés disciplinaires, dont Foucault a amplement décrit le fonctionnement, s’organisent en milieux clos — la famille, l’école, la caserne, l’usine, voire l’hôpital ou la prison — dans lesquels sont mis en œuvre des mécanismes spécifiques sur les corps pour les rendre à la fois obéissants et utiles. La discipline fabrique des corps «dociles» : soumis et exercés. Elle majore les forces du corps (en termes économiques d’utilité) et diminue ces mêmes forces (en termes politiques d’obéissance). Elle construit ainsi un rapport de sujétion à la croisée d’un double mouvement sur les corps, en augmentant leurs aptitudes et capacités, et en maîtrisant leurs énergies et puissances.

La famille discipline les enfants, l’école discipline les élèves, l’hôpital discipline les malades, etc. Chaque milieu clos obéit à ses règles propres — celles de l’hôpital ne sont pas celles de la prison. A l’usine, discipliner consiste à «concentrer, répartir dans l’espace, ordonner dans le temps et composer dans l’espace-temps une force productive» pour en maximiser l’action, c’est-à-dire accroître les profits.

Or, depuis environ un demi-siècle, la famille, l’école, la caserne, l’usine, l’hôpital et la prison, tous les systèmes clos sont en crise. Dans des formes et des rythmes diversifiés, les sociétés disciplinaires s’effondrent face à l’essor des sociétés de contrôle.
C’est dans cette dynamique qu’intervient le déclin rapide de la photographie aux sels d’argent au profit de la photographie numérique. Autant la première était liée aux sociétés disciplinaires, autant la seconde est associée à l’essor des sociétés de contrôle depuis la seconde moitié du XXe siècle.

A l’inverse du régime disciplinaire qui était de l’ordre du distinct, de la clôture et de la fixité, le régime de contrôle est mixé, ouvert, évolutif. D’un côté, les limites et les frontières étaient franches et affirmées ; de l’autre côté, elles sont en fluctuation continue.
La logique exclusive du «ou» disciplinaire s’oppose à la logique inclusive du «et» qui est celle du contrôle.
Les peines de substitution, y compris avec bracelet électronique, tendent à remplacer la prison (on est condamné et en liberté) ; les soins à domicile se développent en alternative à l’hospitalisation (on est hospitalisé et chez soi) ; la formation continue vient compléter et actualiser la formation initiale (on est dans la vie active et étudiant), tandis que le contrôle continu et l’autoévaluation remplacent l’examen, etc.
Quant à l’usine traditionnelle avec ses hiérarchies et ses fonctionnements rigides, elle s’est transformée en entreprise où s’inventent, par le truchement des services de ressources humaines, des rapports de travail et de direction plus souples, plus individualisés et plus flexibles.
Les outils eux-mêmes, en passant de l’univers de la mécanique à celui de l’informatique, sont devenus infiniment paramétrables, adaptables, ouverts sur les usages les plus singuliers au travers d’un choix multiple de «préférences».

Le pouvoir n’est pas moindre dans les sociétés de contrôle que dans les sociétés disciplinaires, il s’exerce seulement de façon différente.
Des disciplines aux contrôles, on passe d’une multiplicité de processus souvent mineurs à une autre, d’une mécanique du pouvoir à une autre, d’une anatomie politique à une autre. On passe en particulier des emplois stables aux emplois précaires, de la photographie argentique à la photographie numérique, ou encore des téléphones fixes aux téléphones mobiles…

Les convergences entre les disciplines et la photographie argentique, d’une part ; entre les contrôles et la photographie numérique, d’autre part ; ne sont pas seulement temporelles, mais surtout processuelles.
Des photographies argentiques aux images numériques, on passe en effet du régime du moule à celui de la modulation.
Le système chose-négatif-positif de la photographie argentique est de l’ordre du moulage : les éléments sont liés entre eux par une contiguï;té physique et une liaison matérielle.
Avec le numérique, ce système étant rompu, la fixité fait place à la variation continue. La modulation succède au moule: «Mouler est moduler de manière définitive, moduler est mouler de manière continue et perpétuellement variable», précise Gilbert Simondon.

C’est sur le caractère «définitif» de l’image-moule que reposait le régime de vérité de la photographie argentique; c’est à cause de son caractère «perpétuellement variable», infiniment flexible, que l’image numérique est en proie au soupçon.
La première était extrêmement rigide, les trucages et retouches toujours longs, difficiles et nécessairement limités; la seconde est toujours-déjà retouchée, les appareils numériques étant d’ailleurs vendus avec des logiciels de traitement d’images, c’est-à-dire de retouche. De l’argentique au numérique, l’ère du soupçon succède à une longue période de croyance en la vérité des images.

La photographie argentique est une machine à fixer, à produire de la permanence. L’instantané fixe, fige, arrête un geste ou un instant; le négatif-empreinte scelle dans sa matière les formes des choses du monde; le mot «fixateur» désigne éloquemment le produit chimique qui bloque toute transformation de l’image.

Avec le numérique, au contraire, les ancrages et points fixes ont disparu. Les images sont déconnectées de leur origine matérielle qui devient inassignable. Sans point fixe, sans origine absolue, elles sont infiniment labiles et transmissibles au sein de réseaux numériques sous l’état non objectal de fichiers électroniques.
Bien qu’elles puissent accessoirement (et non nécessairement) être imprimées sur papier, les écrans sont leurs surfaces privilégiées d’inscription, et les réseaux leur aire de circulation. Instantanément accessibles en tous points du globe sur les réseaux internet ou par courrier électronique, les images numériques sont toujours-déjà déterritorialisées.

Une image à l’image de la société de contrôle.

André Rouillé.

English translation : Rose-Marie Barrientos

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Vincent Olinet, Chemin de faire, 2006. Vue de l’installation à la galerie Laurent Godin, 10 juin-22 juil. 2006. Courtesy Galerie Laurent Godin, Paris. Photo : Uwe Walter.

Lire
— Gilles Deleuze, Post-scriptum sur les sociétés de contrôle, Pourparlers, ed. Munuit, Paris, 1990.
— Michel Foucault, Surveiller et Punir, Gallimard, Paris, 1979.
— André Rouillé, La Photographie. Entre document et art contemporain, Coll. Folio/Essais, Gallimard, Paris, 2005.

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