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Une esthétique de résistance: la «Ronde infinie des obstinés»

PAndré Rouillé

Au cours des cinq dernières années, le mouvement «Sauvons la recherche» n’a cessé de tirer la sonnette d’alarme, de dire et redire, inlassablement, l’imbécillité d’une politique qui hypothèque gravement l’université et la recherche, à un moment historique où l’intelligence est devenue la richesse principale des nations. Inlassablement, il a démonté les mécanismes d’un immense abandon de ces ressources inestimables de pensée et de culture qui ont, pendant des siècles, fait rayonner la France.
Or, aujourd’hui, l’inouï est désormais l’ordinaire. Le démantèlement du service public de l’université et de la recherche s’est accéléré au profit du modèle entrepreneurial

de concurrence généralisée entre les personnels et entre les établissements qui, nouvellement autonomes, sont placés sous l’autorité discrétionnaire d’un «patron».
A l’imbécillité politique antérieure de sous-estimer les forces de l’intelligence s’ajoute aujourd’hui l’imbécillité supplémentaire de les soumettre au modèle et aux principes de rentabilité de l’entreprise capitaliste. A contre sens des des processus de recherche et de construction du savoir; et à contre temps des circonstances où la crise dévoile au grand jour les limites et les dérives des pensées d’inspiration libérale.

Les conditions de l’indépendance intellectuelle et de l’exercice même de la pensée libre et critique sont gravement menacées, et avec elles la vitalité d’une recherche dynamique, d’un enseignement de qualité, et d’un rayonnement culturel de la France dans le monde. Une période séculaire  d’excellence de pensée et de culture françaises est en train de s’éteindre. Sans doute à tout jamais, car l’intelligence collective d’un peuple est le fruit de processus trop longs, trop complexes, et trop fragiles, pour qu’elle puisse se reconstituer rapidement après avoir été négligée, malmenée, sacrifiée.

Alors que la France a longtemps bénéficié dans le monde d’un fort capital symbolique en raison de son passé glorieux de libertés et de culture, on assiste au spectacle lamentable d’un immense gâchis où cet héritage est chaque jour mis à mal par des dirigeants incultes et irresponsables — les récentes orientations de CulturesFrance chargé de promouvoir la culture française à l’étranger le confirment encore.

Il ne s’agit pas là d’une lamentation rituelle et nostalgique sur un supposé déclin, mais d’un constat : celui de la destruction délibérée, par imbécillité, idéologie et intérêt à (très) courte vue. Tandis que le déclin est un mouvement progressif, subi, inexorable et sans visage nettement assignable, la destruction est, elle, une action délibérée menée tambour battant par des acteurs bien définis.

Le désastre est tel, qui chaque jour touche plus de personnes, concerne plus de secteurs, et détruit plus d’acquis, que les méthodes traditionnelles de résistance et de lutte — les grèves, les blocages, les occupations — tendent à se radicaliser, à verser dans la violence.

Sans refuser ces modes d’action, les enseignants-chercheurs, les étudiants, et tous ceux qui soutiennent leur mouvement, ont inventé une autre manière de résister et d’exprimer la profondeur de leurs revendications, la force de leur combat, et la détermination de leur engagement.
C’est ainsi qu’est née la «Ronde infinie des obstinés» qui tourne sans interruption, jour et nuit, depuis le 23 mars, sur la place de l’Hôtel de Ville de Paris, à l’emplacement de l’ancienne place de Grève où avaient lieu sous l’Ancien Régime les exécutions et les supplices publics…

Par son emplacement, par sa forme et ses protocoles, la «Ronde infinie des obstinés» est une réponse inédite au mépris, à l’autisme et à la brutalité du gouvernement qui, par son obsession de la rentabilité, est en train de mettre à mal les fondements et les missions de l’université, d’abandonner sa vocation égalitaire, et de condamner à mort tous les secteurs non rentables qui sont autant de lieux de pensée critique: les sciences humaines, la littérature et la philosophie, les arts, etc.

Sur la place de Grève, c’est la mise à mort de l’université, de la recherche et de la pensée critique et libre, qui est offerte au regard et à la réflexion du public. Non sous l’aspect d’un rassemblement massif, bruyant, ostentatoire et éphémère comme doivent l’être les manifestations pour se faire voir, se faire entendre et se compter. Pour établir un rapport de forces.
Plus proche de la performance artistique que de la manifestation-spectacle, la «Ronde infinie des obstinés» est à chaque moment composée d’un nombre restreint de personnes, habituées ou occasionnelles, qui y rentrent et en sortent à leur gré.

C’est donc une forme discrète et sobre : presque invisible, modestement située dans un coin de la place près de la Seine; presque silencieuse, n’émettant pas d’autres sons que ceux des conversations, échanges et débats des «rondeurs» entre eux ou avec les passants; et totalement minimale, consistant en ce protocole simple de rassembler un petit groupe de personnes pour tourner pendant la durée et la périodicité de leur choix…
Mais cette esthétique minimale et inédite, cette singularité formelle de l’action, permettent l’affirmation forte et claire d’une obstination durable et solide.
C’est la forme d’un mouvement ininterrompu, plus proche de celui de la vis sans fin, qui taraude en silence avec détermination, que de celui de la ronde enfantine éphémère et ludique.
   
Le mépris et l’autisme du pouvoir possèdent l’immobilité, la surdité, la géométrie et la verticalité d’un mur dressé aux antipodes de l’horizontalité circulaire et du mouvement perpétuel de la Ronde.
Le mur, la ronde : verticalité contre horizontalité, rectangle contre cercle, immobilité contre mouvement. Ainsi se joue dans le silence et la discrétion l’affrontement de deux obstinations. Celle, arrogante et inflexible, d’un pouvoir qui campe sur ses positions; et celle, mobile, portée par la solidarité active et la tranquille détermination d’une résistance ininterrompue disposée à durer jusqu’à l’infini de la victoire.
   

André Rouillé.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés au contenu de l’éditorial.
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