ÉDITOS

Un photographe des vies meurtries

PAndré Rouillé

Le monde a tant changé qu’il est devenu impossible de le photographier comme hier. Et de continuer à pratiquer et concevoir le document à la manière du XXe siècle. Les bouleversements de la situation du monde, des images, des médias et... de la vérité sont tels que les plus rétifs ont été forcés d’admettre que la notion de document elle-même n’était ni immuable; ni séparée de l’état économique, social et idéologique du monde; ni chevillée à une technologie.
Il est ainsi devenu une évidence qu’une photographie n’est pas automatiquement, par essence, documentaire

Le monde a tant changé qu’il est devenu impossible de le photographier comme hier. Et de continuer à pratiquer et concevoir le document à la manière du XXe siècle. Les bouleversements de la situation du monde, des images, des médias et… de la vérité sont tels que les plus rétifs ont été forcés d’admettre que la notion de document elle-même n’était ni immuable; ni séparée de l’état économique, social et idéologique du monde; ni chevillée à une technologie.
Il est ainsi devenu une évidence qu’une photographie n’est pas automatiquement, par essence, documentaire; que la notion de «document» ne se confond pas avec la chimère d’un «degré zéro» de mise en forme; que le plus anodin et spontané cliché est doté d’une forme de part en part singulière, c’est-à-dire singulièrement signifiante; et que les territoires du document et de la fiction ne sont pas séparés par d’inexpugnables frontières. N’en déplaise à Roland Barthes qui n’a cessé d’affirmer ne voir dans une photographie «que la chose» figurée, et d’avouer ainsi être aveugle aux formes, aux choix esthétiques, et aux mécanismes signifiants des clichés, fussent-ils mécaniquement produits.

Ces évidences sur la notion de document énoncées dans le champ théorique se sont imposées avec violence dans le champ de la pratique professionnelle, notamment celle de la photographie de reportage qui connaît depuis les années 1990 de très profonds bouleversements.
De nombreuses agences photographiques ont fermé, ou ont été rachetées, tandis que s’est brouillée la figure mythique du reporter, ce héros de l’information et de la vérité qui a dominé tout le XXe siècle. Sa figure s’est flétrie à mesure que l’information visuelle est passée de la presse sur papier à la télévision; que les sels d’argent des clichés photographiques ont cédé le pas au numérique; que les reporters ont été contraints de passer des grands événements de la planète aux sujets moins glorieux du people.

Le grand chambardement du monde s’est donc traduit par une remise en cause de l’économie, de la technologie, des pratiques et des esthétiques de la photographie.
La photographie a ainsi connu une série de déplacements: des magazines et journaux d’information vers l’exposition et les musées; des images aux sels d’argent vers les réseaux numériques; de l’enregistrement documentaire vers la construction fictionnelle; du mythe de l’objectivité vers une subjectivité assumée, etc. Après avoir été longtemps fédérée sous l’égide du document, la photographie est aujourd’hui éclatée en une myriade de pratiques et d’orientations singulières.

Dans cette situation, le travail qu’Olivier Pasquiers conduit avec assiduité depuis plusieurs années est exemplaire par sa façon de rester fidèle à la grande tradition technique de la photographie tout en se plaçant au plus près des questions sociales et des débats théoriques qui se posent actuellement à la production des images, du sens, et de la vérité.

Côté fidélité à la tradition, Olivier Pasquiers travaille au sein d’une agence de photographes, Le Bar floréal, et réalise des «sujets» à caractère social au moyen de ce qui est désormais, et très vite, devenu le «bon vieux procédé argentique en noir et blanc».

Mais par delà ce respect des matériaux et des procédés traditionnels, Olivier Pasquiers procède à un discret mais radical renouvellement de tous les protocoles de la photographie. Il creuse le document canonique de nouvelles problématiques qui bouleversent les places et rôles du photographe, du modèle et du spectateur, et qui constitue un régime de vérité en profonde rupture avec celui qui a fait les grandes heures de la photographie documentaire.

En outre, et fondamentalement, il inscrit son travail en ces points sensibles — et aveugles — des sociétés occidentales contemporaines: les lieux et situations de grande précarité et d’exclusion. Les protocoles qu’il a élaborés et expérimentés sont autant de moyens de rendre visible ce que la société et les médias maintiennent dans une obscurité complice: les vies lézardées, brisées, meurtries par l’exclusion. Par l’exil et la clandestinité («Maux d’exil», 1996-1998); par les vicissitudes de l’histoire et l’ingratitude de l’armée française à l’égard des anciens combattants maghrébins («Oubliés de guerre», 2004-2005); par l’exploitation économique des travailleurs («Première paye», 2005-2007); par le sida… Olivier Pasquiers est un photographe des vies meurtries.

La série «Maux d’exil» (1996-1998) vise ainsi à exprimer le drame et les désillusions de ces Zaïrois, Tamouls, Angolais, Roumains, Kurdes, etc., qui, contraints de quitter leur pays pour échapper à la mort, sont venus en France dans l’espoir de trouver paix et liberté, mais qui, déboutés du droit d’asile, sont désormais contraints à la clandestinité, à l’angoisse quotidienne d’être expulsés.
Angoisse, souffrance, sévices passés, exclusion présente, difficultés quotidiennes: la violence de ces sentiments et situations qui taraudent les vies est trop sourde, trop muette, trop intime, c’est-à-dire trop discrète pour trouver un écho dans les pratiques ordinaires du reportage et des médias. La photographie soumise à la logique spectaculaire des médias est si attachée aux événements, aux catastrophes, aux drames dotés d’une évidence dramatique immédiatement visibles et audibles qu’elle est totalement aveugle et sourde à cette lancinante souffrance qui ne s’expose pas, mais qui au contraire se cache par nécessité, par honte, ou par pudeur.

L’approche des sujets meurtris, en souffrance ou en grande précarité, se doit d’être attentive, progressive et méticuleuse. Il lui faut gagner la confiance des individus en n’ajoutant pas à leur souffrance celle de se sentir pris pour des objets; il lui faut donc les placer en position d’acteurs libres et consentants de leur propre image. C’est ainsi qu’Oliver Pasquiers a rencontré à de multiples reprises les hommes et les femmes de «Maux d’exil» par l’intermédiaire du Comité médical pour les exilés (Comede), avec la collaboration de l’écrivain-médecin Jean-Louis Lévy qui a recueilli les témoignages et rédigé les textes accompagnant les images. Olivier Pasquiers est ensuite revenu pour offrir un tirage à chacune et chacun de celles et ceux qui ont accepté de poser.

Toutes les images sont en effet posées, et non prises sur le vif d’une action, comme souvent chez les reporters. Parce que le tempo de ces images est nécessairement lent, à l’instar les rapports qui se nouent avec des individus guère préparés à l’exercice de poser, et légitimement rendus méfiants par les épreuves qu’ils ont subies; parce que les exilés, les exclus, les précaires, qui souvent vivent en foyers ou dans la rue, sont privés de logement, éloignés de leur pays, séparés de leurs proches, et ainsi dépourvus des conditions d’agir et d’exercer leurs activités et savoir-faire; parce qu’enfin les poses sont, pour Olivier Pasquiers, propices à leur rendre une dignité esthétique par le biais d’un travail photographique de haute qualité de cadrage, de pose et d’éclairages.
Les exclus sont ainsi, par le truchement de l’esthétique, symboliquement réintégrés dans la communauté des apparences admises, et élevés à la dignité d’être visibles. Processus par lequel l’esthétique devient politique.

Ce processus esthétique et politique d’affronter la précarité et l’exclusion fait vaciller les protocoles de la photographie: les temporalités, les rôles du photographe et des modèles, les genres et les usages des images, etc. Plus encore: la confrontation avec la précarité et l’exclusion révèle avec force les limites signifiantes et informatives de l’image photographique, et de toutes les images, notamment médiatiques.

L’image s’avère en effet impuissante à traduire à elle seule les réalités complexes et singulières de l’exclusion. Il faut lui adjoindre du texte, mais non pas à la façon des légendes des photographies de presse. Alors que les légendes sont strictement dénotatives, et rédigées par le reporter ou les agences de presse, Olivier Pasquiers, lui, associe à chacune de ses images un texte plus expressif et sensible que dénotatif. Et la rédaction de ce texte, il la confie aux modèles eux-mêmes (série «Nous… notre corps», 2002-2003), quitte à les associer à un atelier d’écriture pour les aider à accomplir cette tâche assurément difficile et délicate, mais si nécessaire pour faire advenir quelque chose de leur vérité.

L’œuvre indissociablement sociale, esthétique et politique d’Oliver Pasquiers tisse en effet des brins de ces vérités honteuses de l’exclusion que le monde ne veut pas connaître: en déconstruisant les protocoles de la photographie documentaire ordinaire; mais aussi en se plaçant au plus près des corps et des vies dont les stigmates de souffrances sont comme autant de grains de vérité sur le monde…

André Rouillé.

A noter
La prochaine exposition d’Olivier Pasquiers s’intitulera «Quelles vies!» (Galerie Fait & Cause, du 16 mars au 21 mai 2011. 58, rue Quincampoix. 75004 Paris).

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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