ART | INTERVIEW

Thomas Ferrand

Metteur en scène, Thomas Ferrand dirige la compagnie Projet Libéral depuis 2003. Dans le cadre du festival Etrange Cargo! à la Ménagerie de Verre, il présente Mon amour, poème visuel et sonore qui travaille sur un épuisement de la parole.

Quels ont été vos débuts dans le spectacle vivant?
Thomas Ferrand: Je me suis retrouvé sur un plateau par hasard et je me suis aperçu que c’était un médium où je pouvais mobiliser toutes sortes de ressources, qu’il y avait quelque chose de magique et d’infini dans ses possibilités. C’était presque une transe, les premières fois.
Je ne suis pas arrivé au théâtre par le biais du texte ou du jeu d’acteur, ça ne m’intéressait pas. J’étais plutôt intéressé pour casser des voitures et tester toute sorte de médicaments qui agissent directement sur le système nerveux central (rires). Mais en voyant Les Cantates du Théâtre du Radeau j’ai pris conscience qu’il se passait quelque chose d’inédit, qui m’a tout de suite fait un choc. Là, j’ai décidé que la scène serait pour un temps mon endroit.

Ma matière de travail a toujours été très vaste. Jusqu’ici elle était constituée d’articles de presse ou d’entretiens avec des philosophes ou des sociologues, de fragments que j’écrivais, ou alors simplement d’une situation, d’une photo, d’un paysage, d’une trajectoire. Beaucoup de mes créations sont sans parole. Parallèlement à ma première pièce, Zarathoustralala, j’ai fondé avec Robert Bonamy et Cdrc Lchrz une revue, mrmr, pour parler du théâtre qui m’intéressait, mais aussi d’un certain cinéma de recherche, de philosophie, des arts plastiques. Pour moi c’était un outil pour ma propre démarche: voir ailleurs.

Très rapidement j’ai enchainé les créations sous plusieurs formes: performances, installations, pièces de théâtre ou pièces chorégraphiques. Je ne vois pas l’intérêt de les catégoriser. D’abord il y a un geste, et ensuite, la seule vraie question qui reste, c’est le vivant. Les dispositifs sonores, généralement pris en charge par Jean-Baptiste Julien (qui travaille également avec Rachid Ouramdane – Ndr), sont souvent aussi importants que l’idée même d’une pièce. Pour moi, le son est une matière qui «pense», au delà de la musique, de la narration, de la psychologie. Il n’y a que dans Mon amour que cette démarche n’a pas eu lieu. Mais le travail de l’espace qu’effectue Salladhyn Khatir (qui collabore également avec Claude Régy – Ndr) va dans le même sens. C’est pour cela que c’est une équipe avec laquelle je me sens bien: on parle le même langage avec des matériaux très différents.
Et puis il y a les acteurs avec qui je travaille: que ce soit Serge Nail ou Virginie Vaillant, Laurent Frattale ou Antonin Ménard, ce sont de véritables rencontres sur un mode d’élaboration et d’intuition. J’aime travailler avec eux.

Toutes mes pièces sont des poèmes scéniques. Je me fous de savoir si ça fait vieux jeu. Ce que je cherche à produire, ce sont des poèmes de l’espace, du son et du temps. J’essaie de dégager plusieurs qualités de temps. Pour moi, c’est cela la poésie: un agencement de matières pour arriver à des formes qui elles-mêmes dépassent leur propre contour.

Votre travail est marqué par une forte dimension plastique, il tend souvent vers des formes très épurées, minimalistes.
Thomas Ferrand: Il y a eu un premier cycle, de Zarathoustralala à Idiot cherche village, marqué par des formes très dynamiques, fragmentées, très vivantes, souvent violentes. Ensuite, j’ai amorcé un nouveau cycle où j’ai commencé à faire des formes de plus en plus épurées, volontairement superficielles, très cadrées et immobiles. Je travaille beaucoup sur la profondeur de champ et l’une de mes ambitions était, à ce moment là, de faire des pièces qui soient des photographies vivantes où la profondeur de champs soit nettement moins complexe qu’à mes débuts.
Au cinéma, un film comme Citizen Kane déploie une profondeur de champ irréelle, tellement étendue et fermée en même temps! J’étais fasciné par ça. Ensuite, ce fût l’opposé: atteindre la profondeur par la surface, le lissage. Cela a commencé avec Un Hamlet de mois, joué à la première édition des TJCC au Théâtre de Gennevilliers. Cela a duré jusqu’à L’extase de sainte machine créé à la Ménagerie de Verre en 2010 et Je fais toujours confiance à l’inquiétude et l’instabilité parce qu’elles sont signes de vie, créé en 2011.
Dans tout ce cycle, j’ai privilégié des formes statiques. Je voulais atteindre un endroit où on sur-focalise sur un point, sur une présence.

De Je fais toujours confiance à l’inquiétude et à l’instabilité parce qu’elles sont signes de vie jusqu’à Mon Amour, comment fonctionne votre théâtre?
Thomas Ferrand : Je fais toujours confiance… correspondait à un moment difficile. Je ne trouvais plus ma place dans le théâtre en tant que milieu social et en tant que médium. Le spectacle vivant me semblait trop figé dans son mode de production. Et puis le contexte est morose en France. Je me suis mis à voyager énormément. J’ai réalisé beaucoup d’enquêtes personnelles sur la Corée du Nord, au Cambodge, en Chine, en Corée du Sud, au Laos, etc.
J’ai beaucoup étudié, toutes sortes de choses. J’ai énormément erré. J’avais extrêmement peur de trouver le monde limité et en même temps je persistais à vouloir vérifier une intuition, à partir seul sans bagage et sans rien préparer à l’autre bout du monde, sans argent, dans des endroits parfois dangereux, où on ne peut pas avoir véritablement d’échanges. J’avais l’intention de rapporter ces éléments et d’en faire la matière première de cette création. Bizarrement c’est aussi une pièce très statique alors qu’elle parle de déplacement. C’était cohérent par rapport au point où j’en étais, et par rapport au monde d’aujourd’hui où, d’un certain point de vue, on peut considérer que l’espace et le temps rétrécissent – même si je ne suis pas vraiment en accord avec cette pensée, car c’est une configuration mentale, même si elle est «massifiée».

L’Extase de sainte machine a été la mise en forme la plus abouti de cette réaction. Le spectacle se passe dans les gradins, pas sur le plateau.
Parce que se retrouver avec soi-même, sans narration ni mimétisme pour se divertir, dans un endroit où on passe son temps à se juger, se jauger, et bien, cela rend nerveux. C’est inconfortable. Et cet inconfort m’a un moment intéressé. La pièce consiste seulement en une dramaturgie lumière et une partition sonore minimaliste pendant qu’un non-acteur, Robert Bonamy, reste immobile (et fini par pleurer de cette immobilité) et que Virginie Vaillant (qui joue dans Mon amour) effectue une demi rotation invisible, sur elle-même, pendant une heure, et un sourire qui devient au bout de trente minutes totalement monstrueux… Le seul décor c’était les corps et un poster de Mao que j’avais trouvé sur un marché de Heihé, en Chine, au bord du fleuve Amour… Mais aucune interprétation n’était donnée. Moi même je me suis imposé de n’en penser rien. Cela m’intéresse de titiller les codes de la représentation pour mettre le spectateur dans une position d’hyper-conscience de ce à quoi il assiste. Et puis je voulais «trouer» l’espace de la communication. Mais j’aime aussi les chocs émotionnels. Je n’ai aucune ligne de conduite esthétique. Mes spectacles sont très différents les uns des autres. J’ai horreur des postures.

Mon amour me surprend beaucoup parce que je n’aurais jamais envisagé de faire un spectacle aussi théâtral il y a six mois! On pourrait même dire que c’est un spectacle consensuel. Mais il y a dedans pourtant l’essentiel de ce qui m’intéresse. Et puis sa théâtralité est une excuse. J’essaie de m’approprier des codes qui ne me parlent pas habituellement, j’essaie de travailler sur des démarches qui ne m’intéressent pas a priori, tandis que j’étais avant dans une démarche plus de refus. Je m’attaque à un texte du répertoire, le Dom Juan de Molière, mais je n’ai lu la pièce que plusieurs mois après la fin des répétitions ! Mes spectacles ont toujours pour origine des intuitions de rythme, de dynamique spatiale ou alors simplement un titre. C’est difficile à expliquer. Je commence le travail en ayant une envie de dynamique de plateau.

Comment a démarré le processus de création de Mon amour? Comment avez-vous travaillé le corps et la parole?
Thomas Ferrand: Au départ il n’était pas du tout question de faire un spectacle. Il s’agissait juste d’un laboratoire pour trouver une nouvelle équipe et essayer de remettre du mouvement dans mon esthétique. Je me suis rendu compte qu’il fallait absolument que je sorte du cycle dans lequel j’étais, qui se caractérisait par un assèchement total. Il n’y avait plus de vie dans nos derniers spectacles. Je n’arrivais plus à faire bouger les comédiens, j’enlevais, j’enlevais, j’enlevais, il ne restait plus rien!
Mon amour réintroduit du mouvement et une profondeur de champ. Les quatre derniers jours du laboratoire nous avons accouché d’une forme quasi aboutie et qui ressemble beaucoup a celle que nous présentons aujourd’hui. Nous avions décidé de faire deux représentations publiques à Caen dans une église, et il y a eu un tel engouement que j’ai décidé d’en faire une création. Ce n’était pas du tout prévu. Comme mes derniers spectacles étaient extrêmement silencieux ou sans voix, j’avais demandé à Laurent Frattale de me produire un débit de parole qui ne s’arrête pas. Il se trouve qu’il jouait au même moment un Dom Juan avec Jean de Pange et qu’il m’a récité le texte d’une traite sans que j’y fasse au départ attention. Je pensais même écrire un texte à la place. Mais finalement il est devenu une matière de jeu essentielle. A partir de là, j’ai mis les corps en mouvement. Et puis Laurent et Virginie se sont mis à trouver toute sorte de portes d’entrées dans le texte qui n’est pas du tout respecté dans sa narration. Pourtant je crois qu’on exprime beaucoup de chose de ce que transpire la version originale qui, pour moi, n’a rien a voir avec un jugement moral sur le libertinage ou la religion, mais plutôt à une exposition d’une soif d’Absolu pour conjurer la mort.

Encore une fois, Mon amour relève du poème, visuel et sonore, qui parle, au delà des mots, de la mécanique du désir et de la mort, et essentiellement de la pulsion.
Les deux acteurs sont dans une partition qui va très vite, la parole devient physique, c’est parfois totalement inaudible, réduit à du pur rythme. Je tente d’épuiser les artifices – et il y en a plein – pour ne montrer qu’une seule chose finalement: une mécanique du désir liée à l’intuition de sa propre disparition. J’ai aussi travaillé avec Sallahdyn Khatir, dans cette direction. Ce que nous faisons s’apparente à de la peinture et pour moi la peinture n’est jamais figée. Il s’agit aussi d’une pièce chorégraphique sur le théâtre: c’est l’espace qui est dansé.
L’ensemble des éléments convoqués fonctionne comme une chorégraphie, autant dans les lumières que dans la façon dont les comédiens surgissent. Je cherche toujours à aller au-delà des enjeux narratifs. Monter un théâtre de texte, je n’ai rien contre, mais ce n’est tout simplement mon endroit de travail pour le moment. Les sujets sont aussi souvent des prétextes pour nous. Même si actuellement je travaille à l’écriture d’un forme lyrique d’anticipation.

L’acteur est le véhicule d’un langage en deçà du texte. Il s’agit de le mettre en position de dire des choses qui lui échappent, d’arriver au point où c’est le corps qui parle. J’ai toujours pensé qu’on parlait trop dans la vie. J’ai beaucoup de mal avec la parole. Mais contrairement à d’habitude, j’ai décidé que dans Mon amour ça parlerait excessivement, au point que la parole serait rendue caduque.
J’ai beaucoup travaillé sur l’épuisement répétitif. Je pense que tout ce qu’on dit en général ne sont que des excuses pour transmettre d’autres choses. C’est le principe même de l’ADN dont nous sommes les véhicules. Je cherche à atteindre une certaine qualité de présence liée à une qualité de temps. Avant, je purgeais tous les éléments, il s’agissait de voir le corps se transformer dans la durée. Je veux maintenant que le corps se transforme avec une surcharge d’éléments. Dans Mon amour, les choses vont si vite que le comédien se retrouve dépassé par sa propre partition.
Au bout d’un moment, il est complètement transformé, vidé, il lâche tout artifice, si bien qu’on finit par voir l’essentiel. C’est là que le théâtre m’intéresse: quand on est mis à nu. Ce sont des choses, il me semble qu’on peut aussi retrouver dans des pièces telles que Révolution d’Olivier Dubois. A mon sens c’était aussi le travail de Pina Baush (Nelken, Café Muller): arriver à un point essentiel où le langage convoqué sur le plateau devient une excuse pour montrer les failles. Utiliser les artifices du théâtre, pour faire surgir la faille de l’humain, du comédien, de la personne.

Vous travaillez souvent en liaison avec le milieu de la danse. A quel point situez vous la distinction entre danseurs et comédiens, s’agissant des savoirs faire et des formatages possibles?

Thomas Ferrand: A partir d’Idiot cherche village, mon parcours a été très lié aux Centres chorégraphiques qui ont accueilli la plupart de mes pièces, que ce soit le CCN de Montpellier ou celui de Caen, ou bien celui de Tours où j’ai été artiste associé pendant trois ans, ou encore la Ménagerie de Verre où je travaille régulièrement depuis quatre ans. Nous sommes financés auprès des tutelles en tant que compagnie de théâtre, mais les lieux où je travaille essentiellement sont des lieux de danse. Peut-être cela est-il en train de changer.
Je ne me considère pas du tout comme chorégraphe, même si la préoccupation du mouvement est pour moi très importante. Et même si j’imagine créer une nouvelle pièce de danse l’année prochaine sur le tunning. Mais globalement je fais de la danse dans la mesure où l’on considère que c’est l’espace qui danse. Et un espace est configuré par des corps, des volumes, une matière sonore. Le monde théâtral reste davantage fermé à des démarches comme la mienne quand il s’agit des pièces comme Idiot cherche village. Dans le milieu de la danse, les frontières sont beaucoup plus poreuses. C’est une des raisons pour lesquelles j’ai aussi travaillé avec un certain nombre de danseurs et chorégraphes. Mais je dirais que je travaille avant tout avec des personnes.

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