PHOTO | CRITIQUE

The Picture Collection

PFrançois Salmeron
@06 Déc 2013

«The Picture Collection» rapporte l’histoire d’une surprenante banque d’images analogiques fondée à New-York en 1915. Taryn Simon interroge en effet la fonction et l’organisation de cette bibliothèque de l’image, ses critères de sélection et de classification des données. Elle y perçoit surtout l’ancêtre des actuels moteurs de recherche informatiques.

S’il est un lieu que Taryn Simon, en tant que New Yorkaise, nous conseille vivement de visiter dans la Grosse Pomme, c’est bien la New York Public Library, où se trouve une étonnante «Picture Collection», sorte de bibliothèque de l’image. Il s’agit en effet de la plus grande bibliothèque iconographique de prêt au monde, abritant près de 1,29 million d’images, cataloguées sous 12000 rubriques. Familière de ce fond d’archivage qu’elle fréquente depuis ses plus tendres années, Taryn Simon nous propose d’interroger le mode de fonctionnement, de sélection et de classification de l’institution, dans une démarche mêlant photographies et documents d’archive.

Pour «The Picture Collection», Taryn Simon pioche ainsi dans le contenu des dossiers du fonds d’archivage new yorkais. Chaque dossier que l’on y rencontre comporte un titre représentant une catégorie, un thème cataloguant tout type d’image (photos, dessins, cartes postales, affiches de film, produits par des artistes reconnus ou des anonymes). Ce qui nous impressionne donc dans la «Picture Collection», c’est l’incroyable foisonnement iconographique qu’elle renferme. Taryn Simon nous présente alors des échantillons d’images qu’elle aura choisies et compilées librement, tout en préservant la catégorie sous laquelle elles se trouvaient subsumées. Par exemple, pour le dossier «Blessés», on aperçoit des images de guerre ou d’hospitalisation, des soldats touchés par balles, des enfants du tiers-monde atrophiés, des visages brûlés ou lacérés, proposant en ceci un tableau grave et douloureux qui nous soulève le cœur.
Dès lors, chaque classeur abrite une formidable profusion d’images, symptomatique d’un besoin compulsif d’archiver, comme si le monde pouvait s’épuiser et être intégralement représenté à travers les images que nous produisons. «The Picture Collection» correspondrait donc à une certaine utopie: créer un «catalogue exhaustif» du monde, ou un «panorama complet» de son histoire.

Mais comment se forme une telle banque d’images? A quels critères de sélection les images doivent-elles correspondre pour être archivées dans la banque? Là encore, Taryn Simon pose un regard critique sur la méthodologie mise en œuvre par la New York Public Library. Dans ce sens, elle nous présente des documents officiels issus de l’administration. Ils stipulent que les images reçues doivent être classées par sujet, pays, date, en admettant ensuite des subdivisions obéissant elles-mêmes à une certaine terminologie. Ces méthodes de classement intéressent donc Taryn Simon dans leur faculté à articuler le texte et l’image, la légende et le visuel.

Surtout, Taryn Simon note que ces codes d’archivage demeurent pour le moins arbitraires, ou du moins qu’ils obéissent toujours secrètement à une certaine idéologie, à un certain contexte politique, social, culturel. Si tout un chacun est libre de venir déposer des images à la New York Public Library, et si tout le monde peut consulter les images sur place ou même les emprunter, la manière dont celles-ci vont finalement nous parvenir est déterminée par les méthodes d’archivage imposées par l’institution.

En fait, la récolte des images se fait au hasard, au gré des donations que font les artistes et photographes, renommés ou anonymes. Taryn Simon divulgue d’ailleurs les courriers de quelques grands noms de la photographie, souhaitant léguer certains de leurs clichés à l’institution, afin de les rendre accessibles à tous. Mais leur louable démarche de «démocratisation» n’a pu être respectée au fil du temps. Comme les images sont manipulées, voire même déplacées, l’institution s’est rendu compte qu’elles pouvaient donc se détériorer. Face à ce problème, elle décida de retrouver dans sa collection les photos de Walker Evans, Weegee ou Dorothea Lange, afin de les sauver. Cette situation montre plusieurs choses. Une bibliothèque censée conserver les documents les dégrade en réalité. Elle opère ensuite une discrimination entre les images d’artistes qu’elle retire de sa collection, et les autres, pour au final ne constituer qu’une collection sans valeur. Elle construit une hiérarchie entre des images dignes de valeur, et d’autres dites de mauvaise qualité.

D’une part les méthodes de classification changent avec le temps, et le fonds d’archive consultable par le public avec lui. A ce sujet, Taryn Simon remarque que le fonds d’images est lui-même en perpétuelle réorganisation. D’autre part, les demandes du public, que l’administration note quotidiennement dans ses registres, évoluent selon l’air du temps. Un document particulièrement effarant datant de 1942 montre les requêtes de l’Armée américaine concernant des images de la population et des territoires japonais avec qui elle va entrer en conflit. Le but? Apprendre au soldat américain à «reconnaître son ennemi», et à avoir une «connaissance visuelle» de celui-ci et de ses terres.

Des idéologies latentes seraient donc toujours à l’œuvre dans les demandes ou les classifications d’images, alors que l’on pourrait de prime abord penser que cette «Picture Collection» n’est qu’une somme neutre de visuels. Car en regroupant tout type d’images sous un terme générique (blessés, chats, crises financières, ovni, voile, avalanches, autoroutes, etc), on pourrait naïvement croire que la «Picture Collection» suit une organisation scientifique ou objective. En réalité, le système d’archivage demeure arbitraire: il ne fait que suivre notre propre catégorisation du monde, notre manière de le voir, de le découper, de l’interpréter. Le dossier des «Voiles» est très parlant à ce sujet. On y retrouve des photos de mode, de magazines, avec des mannequins ou des stars du cinéma, mais également des voiles ayant d’autres usages lors des mariages ou des deuils, ou ayant encore une toute autre acception et signification lorsqu’il s’agit du voile dit «religieux». Un même terme renvoie alors à des pratiques totalement différentes, selon le contexte dans lequel il est pris.

Or aujourd’hui, si l’image voudrait apparaître comme un mode de communication universel surpassant le langage, Taryn Simon démontre bien que l’image est toujours porteuse d’un sens latent inculqué justement par notre langue ou notre culture. Dans la «Picture Collection» chaque image est classifiée sous des concepts, des catégories, des genres. C’est le langage qui distribue les images dans tel ou tel dossier. Et c’est par le filtre des catégories que l’on va accéder à elles. Taryn Simon souligne alors que les moteurs de recherche en vogue sur Internet suivent la même logique que la «Picture Collection». Les hashtags occupent en effet la même fonction que les termes utilisés en titre de dossier pour la «Picture Collection». Google et Twitter ne feraient ainsi que répéter le même pattern mis en place en 1915 par la New York Public Library.

Enfin, l’exposition propose un panorama de la série Black Square entamée depuis 2006. Suivant les dimensions du Carré Noir de Malevitch, Taryn Simon y présente des sujets tantôt étonnants, désopilants ou dérangeants. La lettre de refus d’un éditeur à propos du manuscrit de La Ferme des Animaux de George Orwell, expliquant en des termes virulents que le texte ne présente aucun intérêt. On y découvre également, ébahi, les diverses traductions d’un pamphlet antisémite, affirmant qu’une conspiration juive couve pour s’emparer du pouvoir. Ou un pauvre perroquet devenu dépressif, à force de rester seul dans sa cage, qui se déplume. Ou bien encore un portefeuille en peau humaine, ou une voiture conçue pour contrer les «car-jacking» en Afrique du Sud, en propulsant des flammes autour de la carrosserie du véhicule.
Comme souvent chez Taryn Simon, l’image s’accompagne d’une légende assez conséquente, qui nous explique les véritables enjeux du tirage, et nous invite alors à porter un nouveau regard sur lui, désormais conscients de la portée esthétique, sociale, politique ou idéologique qu’il revêt.

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