DANSE | CRITIQUE

The Dog Days are over. Festival Exit & 18e Biennale du Val-de-Marne

Vernissage le 03 Avr 2015
PFlorian Gaité
@03 Avr 2015

Tout jeune talent émergent de la scène flamande, Jan Martens propose, à seulement trente ans, une pièce performative, physique et conceptuelle totalement jouissive. Variations sur le motif du saut, The Dog Days are over met en scène huit danseurs bondissant sans s’arrêter, une critique en actes du divertissement et de son rythme épileptique.

Avec The Dog Days are over, Jan Martens s’impose incontestablement comme la révélation actuelle de la scène flamande. Jouissive et éprouvante, cette chorégraphie met en scène huit danseurs bondissant sans s’arrêter durant 1h10 de spectacle, sans décor, ni bande-son. Au-delà de la performance physique collective, tout l’enjeu d’un dispositif aussi minimaliste est de savoir comment une écriture suffisamment différenciée pour faire spectacle peut s’y déployer. Jouant subtilement des différences dans la répétition, Jan Martens livre pourtant une pièce toute en nuances qui parvient en première lecture à susciter l’empathie, le rire et l’admiration, et en seconde, un constat amer sur les rythmes de la modernité capitaliste.

Scène et salle sont éclairées d’une même lumière blanche et crue. Les danseurs sautent sur place en totale synchronisation, juste vêtus d’un boxer rose fluo, d’un shorty doré ou d’un legging panthère, un top pour les filles, torses nus pour les garçons. Le kitsch des vêtements de sport atténue le ton solennel qu’installe l’absence de musique, comme la dimension plus autoritaire de celui des pas qui battent le sol. Cette ritournelle mécanique, les suintements des baskets contre le revêtement et les bruits corporels seront, sur la quasi totalité du spectacle, la seule bande-son.

La chorégraphie consiste en une variation sur un seul motif, le saut, dont Jan Martens explore toutes les potentialités, faisant varier les intensités d’impulsion, les points d’appuis, les longueurs des bonds et les déplacements. Toujours accordés spatialement, les interprètent sautent sur place, en avant et en arrière, alignés, croisés ou groupés, les chevilles jointes ou non, la plante tournée vers l’extérieur ou vers l’intérieur, le pied à plat, sur la pointe ou sur le talon. Ils répètent des séries de mouvements parfois à peine différenciés, dont on peut progressivement percevoir toute la complexité mathématique. Leur air impassible, le regard droit devant eux, trahit une concentration extrême, l’opération de décompte qui les dirige et la rigueur impérieuse qui les presse. Le spectateur peine déjà pour ces corps dégoulinants, tout en espérant voir leur bégaiement corporel se poursuivre, découvrant le sadisme certain de sa position de voyeur.

Jan Martens parvient à entretenir la curiosité du public en plaçant de manière très juste des moments de ruptures, des événements qui rappellent la pièce à sa dimension performative. Le déplacement d’un électron libre, une coudée plus franche, un cri ou un comptage à haute voix troublent la mécanique répétitive, quand des changements brusques de rythme permettent aux danseurs d’incarner un panel large de sauts qui va de la marche militaire à des pas chassés plus jazzy, en passant par des déhanchés rock.

Dans une seconde partie du spectacle, le jeu de lumières organise davantage la dramaturgie. Après un premier noir, laissant le public en prise avec le son des baskets retentissant sur le sol, le lumière tamisée et la diffusion d’un prélude de Bach joué à la guitare par Julian Bream semblent lancer un générique de fin, au point qu’un long temps d’arrêt des danseurs sera ponctué par une première salve de francs applaudissements. Le spectacle se relance pourtant, de plus belle, laissant davantage voir des dissymétries, des trajectoires plus singulières et l’imprécision des gestes fatigués. Dès lors la pièce n’en finira plus de finir.

Les interprètes s’arrêtent, reprennent, ralentissent, accélèrent encore. Ils sont visiblement à bout, transpirent abondamment, leurs visages sont livides et leurs souffles forts. La chorégraphie, qui s’inspire des gestes de sportifs ou de danseurs, semble décrire des exercices d’entraînement ou des répétitions de danse classique. Lorsque les interprètes se mettent à décompter tour à tour leurs pas, la pièce prend même l’allure d’une séance de fitness: «1, 2, 3, 2, 2, 3, 1! cross! kick!». Criés comme un ordre ou scandés comme un chant, leurs «up» ou «run» traduisent surtout leur besoin désespéré d’être stimulés. Leur ton autoritaire et l’urgence de leur rythme trahissent la difficulté de l’épreuve qu’ils sont en train d’endurer, et rendent plus prégnante la dimension critique de la proposition conceptuelle. Réduits à leur dimension instrumentale, les danseurs apparaissent à la fois risibles et pathétiques, souffrant de cette discipline qui confine à la torture.

Le public les accompagne, prenant un réel plaisir à voir les danseurs s’épuiser et conserver la mesure coûte que coûte, mais ce soutien alimente par la même occasion un spectacle aussi vain que sadique. Si les danseurs passent pour héroïques, leur chorégraphie peut aussi apparaître comme une punition, un châtiment que la société capitaliste leur impose. Jamais rassasiée, la machine du divertissement exalte ici les valeurs de performance, de répétition et de vitesse qui permettent son auto-alimentation.

Dans cette chorégraphie au carré, si la redondance permet bien à la perception des gestes de s’étirer, la coordination du groupe crée des effets esthétiques certains et l’humour des respirations dramaturgiques savoureuses, reste que le plaisir coupable pris face au supplice oriente la lecture vers une interprétation finale moins lissée: il ne s’agit pas ici de se satisfaire du rythme convulsif du monde contemporain, et de ses énergiques saccades, mais de s’inquiéter de l’état de saturation qu’il imprime aux corps. Entre rires et larmes, Jan Martens sensibilise à ce destin possible de l’organisme humain, dont il fait battre la mesure et résonner les pas.

Jan Martens, The Dog Days are over, 2014. Danse, 1h10
Maison des arts et de la culture de Créteil
Du 26 au 28 mars 2015

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