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Territoires recomposés

Vos dessins semblent se référer en premier lieu à l’idée du jeu d’enfant.
Géraud Soulhiol. Mon processus de création date évidement de l’enfance. Bien sûr ma pratique a évolué, et c’est par un regard rétroactif que je vois le lien avec mes dessins d’enfant. Toutefois la dimension du jeu et le plaisir de dessiner restent primordiaux. Ce qui m’intéresse c’est que les enfants n’inventent rien, ils recomposent des mondes, des images, à partir de ce qu’ils connaissent, de ce qu’ils voient autour d’eux.

Les scènes recomposées se dévoilent telles des images lointaines, presque comme des souvenirs de paysages vus au travers de la vitre d’un véhicule.
Géraud Soulhiol. Je suis un dessinateur d’atelier avant tout. Quand je travaille je me mets en retrait du monde. Je vais sur place pour constater les choses, ou recueillir des images, mais c’est ensuite que je les recompose dans l’espace de l’atelier. J’use en effet d’un vocabulaire du souvenir, pour mettre en scène des situations où les acteurs principaux sont les décors architecturaux, et non l’humain. Je travaille avec de petits éléments du paysage. Par exemple dans les séries La Bataille (2011) ou La Forêt (2007), il y a l’idée de la vision du paysage observé par le train. On retient d’abord de celle-ci les arbres et les poteaux électriques. Je m’amuse alors à recomposer des scénarios à partir de ces éléments.

La question du point de vue est primordiale. Nous observons les scènes presque toujours en plongée.
Géraud Soulhiol. Cette position rappelle celle du démiurge. Dans la série Arena (2009-2011), nous survolons ces territoires dans une perspective axonométrique. Celle-ci se réfère aux jeux vidéos de stratégie, où on devient l’acteur, «le général», d’un monde miniature représenté sans perspective ni point de fuite. Pour la série Terre (2014), on change de point de vue. Cette fois-ci on est dans quelque chose de plutôt plat, mais qui joue avec la profondeur instaurée par l’effet de brume ou d’effacement, produit à l’aide de l’aquarelle. Ces vues lointaines nous montrent tout, et pourtant elles restent difficiles à appréhender car il faut aussi aller chercher le détail, se rapprocher.
Ces recherches se réfèrent aussi à la représentation à travers l’estampe japonaise. Au Japon la conception de la perspective est totalement différente de son acception européenne. Plus on est bas dans la composition plus on est près, et inversement, plus on est haut plus on s’éloigne. Cette succession de plans m’intéresse car c’est une vision globale et ouverte sur les choses.

Skylines recomposées, stades hybrides, forteresses inversées… plusieurs de vos dessins mettent à mal le bâti, perturbent sa fonctionnalité. Quel rapport entretenez-vous avec l’architecture?
Géraud Soulhiol. L’architecture s’inscrit dans mes dessins tel un décor. Elle demeure par essence le décor de la vie humaine. Sa fonctionnalité m’intéresse peu en tant que telle. Je préfère questionner sa puissance évocatrice, l’impact ou le souvenir qu’elle peut laisser quand on traverse une ville ornée de multiples monuments, par exemple. Lorsque j’hybride un bâtiment, je cherche à produire une situation nouvelle, à ouvrir une histoire que le spectateur peut écrire selon ses propres fantasmes, ses propres projections. Chaque dessin devient alors une proposition ouverte représentant un fragment, quelque peu flottant, d’un monde dont les règles restent à imaginer.

Vous proposez des décors dont l’histoire s’amorce. Cependant ces derniers, tout en étant des commencements, sont en ruine comme si l’histoire avait déjà eu lieu. Pourquoi le choix de la ruine?
Géraud Soulhiol. La ruine m’intéresse dans son aspect archéologique. Mes dessins sont à explorer comme on découvre les ruines de temps révolus. On se retrouve, seul, face à ces décors quasi fantômes, inanimés, vides de tout être humain. Comme un archéologue, un explorateur solitaire, on se questionne sur ces indices étranges, où l’architecture se compose par l’assemblage de styles opposés. Ce doute sur la signification n’a pas vraiment de réponse, mais ouvre plutôt notre réflexion à un vaste champ de possibilités.

Votre travail s’étend vers de multiples directions, tel un réseau de références, une cartographie mouvante…
Géraud Soulhiol. Ma manière de travailler s’approche de l’idée d’arborescence. Il y a quelque chose de très empirique. J’attache un soin particulier aux détails, en évitant au maximum le raccourci, pour m’attarder sur la globalité de la composition. Je déploie un ensemble d’indices qui s’assemblent et se répondent, pour créer un monde à la fois personnel et ouvert au public. C’est une façon de représenter l’Histoire, de la recréer. Dans mon travail des architectures réelles côtoient d’autres constructions plus ou moins fantasmées. La Tour de Babel peinte par Bruegel l’Ancien revient souvent, comme un leitmotive. Ma fascination pour cette peinture répond au monde actuel qui cherche sans cesse à construire de nouvelles «Babel». La Burj Khalifa de Dubaï ou même certains stades en sont les exemples les plus marquants. J’étends mon territoire de recherches, petit à petit, un peu à la manière d’un explorateur. La cartographie m’intéresse beaucoup, notamment dans son évolution par rapport à la grande époque des découvertes.

Votre travail évoque indéniablement une tradition de la miniature et notamment de la carte en relief. Cependant ici elle est déplacée à l’ère du numérique.
Géraud Soulhiol. Je suis fasciné par les plans en relief. En 2012, le Grand Palais exposait d’ailleurs les chefs-d’œuvre de la collection de plans-reliefs établis de Louis XIV à Napoléon III. Il s’agit là, en quelque sorte, de l’ancêtre de Google Earth©. Le Hublot (2013), présenté lors de l’exposition «La Vue» à la galerie 22,48m2 en 2013, faisait d’ailleurs dériver notre regard sur cette cartographie numérique, constituée d’une multiplicité d’images satellites.

Google Earth© recompose aujourd’hui la planète par un maillage d’images.

Géraud Soulhiol. Ce logiciel propose une recomposition fascinante. À l’époque des grandes expéditions, des terra incognita, les explorateurs s’entouraient de dessinateurs pour réaliser des cartes et des croquis. Les cartes étaient ensuite recomposées en fonction de ces souvenirs de périples. Certaines zones étaient alors totalement fantasmées par rapport à la réalité. Cette vision de l’inconnu donnait lieu à la représentation de continents, ou de contrées, tels des monstres marins imaginaires.
Avec Google Earth© le monde est presque en train de se clore. On connait à peu près tout, et on se trouve coincé sur cette terre quasiment totalement découverte. Mes dessins se présentent alors telle une nouvelle possibilité d’agencement, en vue de produire un monde quasi parallèle. Cette recomposition, avec une légèreté apparente, pose finalement aussi la question du devenir humain.

Vous interrogez des architectures se tournant vers une surenchère esthétique, comme les stades. Cette exubérance dirige même la reproduction de certains monuments mythiques à travers le monde.
Géraud Soulhiol. Ces monuments tendent vers le gigantisme, vers le monumental, mais on peut tout de même se poser des questions quant à leur viabilité. Certains d’entre eux sont tellement connus et visités qu’on en a produit des multiples. La Tour Eiffel en est le meilleur exemple. On la retrouve en Chine ou à Las Vegas. Je m’intéresse aussi à ces duplications, dans leur rapport à la miniature. On reproduit ces architectures en divers objets dérivés. Les touristes ont ainsi l’impression de rapporter un fragment de Paris en achetant une petite Tour Eiffel en toc.
Un autre effet de cette popularisation, est celui des parcs d’attractions de miniatures, comme Mini Europe à Bruxelles. Ici, on reconstitue un territoire hybride où sont associées des villes très éloignées dans la réalité comme Venise et Londres par exemple. Je constitue également, avec mes dessins, ou même par l’assemblage Stade-Cathédrale (2012), un monde portatif construit à partir de différents fragments prélevés ou inspirés du réel.

Le monde en devenir que vous dessinez, à l’image futuriste, semble se construire par l’assemblage de fragments du passé… Use-t-on nécessairement du passé pour fonder notre avenir?
Géraud Soulhiol. En architecture on ne construit jamais le présent. Un projet architectural se pense toujours en fonction du futur jusqu’au jour où celui-ci devient la norme et s’inscrit alors comme une dimension déjà passée. Par exemple, un des dessins de la série Terre (2014) représente une skyline constituée d’un ensemble de tours antennes relais, autres monuments typiques des villes contemporaines. Ces architectures, ici rassemblées, produisent l’image d’une ville presque futuriste, alors qu’elle n’est composée que d’éléments existants. En Allemagne ces tours se sont d’ailleurs développées entre les années 1950-1970, tels de véritables fétiches urbains. Aujourd’hui elles préservent un certain aspect rétro-futuriste. Utiliser des images qui se réfèrent à une histoire passée, me sert à produire un monde englobant toutes les dimensions temporelles: présent, passé et futur.

Cette skyline ne répond-elle pas également à l’utopie de certains projets urbanistiques contemporains, comme la future île aux musées du district de Saadiyat à Abu Dhabi ?
Géraud Soulhiol. Je m’intéresse à des architectures qui finissent par s’opposer à toute fonctionnalité. Plus qu’une utopie on se dirige vers une idée de contre-utopie architecturale, pour fonder un monde proche de l’esthétique développée par le film Blade Runner par exemple. À partir de ce postulat, on peut imaginer des villes complètement fantasmées, régies par des défis de plus en plus grands, et par une surenchère jamais satisfaite. On en arrive étrangement à penser, de manière presque naturelle, une ville a-fonctionnelle, comme cette île aux musées. La série Terre renvoie à ces questionnements, et propose un rassemblement typologique de ces monuments dé-fonctionnalisés.

Le Projet Arena (2013) porte, d’ailleurs, à son paroxysme cette perte de fonctionnalité de l’architecture, par l’hybridation des stades ou leur renversement.
Géraud Soulhiol. Les collisions architecturales que j’opère entre les stades et les cathédrales percutent, non sans humour, une certaine idée du sacré. Les stades deviennent en quelque sorte les nouvelles cathédrales de notre époque. Ils renvoient également aux arènes antiques, et à l’Histoire, où ces monuments incarnent, depuis toujours, la représentation du pouvoir. S’ils portent une revendication, je préfère en extraire une image plus poétique. Par exemple j’ai retourné sur lui-même le stade Vélodrome de Marseille dans le Projet Arena (Contre-Stade Vélodrome), 2013. Finalement, face à ces nouveaux temples, on se questionne sur la véritable fonction de ces architectures. Je n’ai pas la réponse. C’est à vous de me le dire.