ÉDITOS

Tentatives d’épuisement de la représentation

PAndré Rouillé

L’abolition moderniste de la figure au XXe siècle par le Cubisme et la peinture abstraite, le Land Art et le Body Art, et bien sûr l’Art conceptuel, s’inscrit dans une vaste tentative d’épuisement de la représentation qui, comme Jacques Rancière ne manque jamais de le rappeler, ne se confond aucunement avec la figuration, ni même avec l’analogie.
La ruine du système de la représentation (de la mimesis) ne signifie nullement la fin ou le dépérissement de la figuration, mais seulement la dissolution des principes qui ont longtemps accordé les genres et les modes de la représentation aux sujets représentés

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Grands genres (peinture d’histoire, portrait de cour, etc.) pour les sujets nobles, genres mineurs (les fameuses «scènes de genre») pour les sujets populaires : cette correspondance, strictement codifiée au sein du système des beaux-arts (au pluriel), disparaît avec l’avènement de l’art (au singulier) et du «régime esthétique».
C’est l’effondrement du «régime représentatif» au profit du «régime esthétique» qui a bouleversé l’art dans ses fondements, ses pratiques, ses fonctionnements, ses usages et ses formes.

Tout cela s’est effectué en résonance avec le monde, avec l’effondrement des anciennes hiérarchies sociales, culturelles et politiques, et avec la généralisation de l’économie de marché.
Le passage des beaux-arts à l’art, d’un régime artistique représentatif à un régime esthétique, s’est accompagné d’une équivalence nouvelle entre tous les sujets, d’une indistinction croissante entre le faire artistique et les autres types de faire, et d’une confusion de plus en plus forte entre l’art et le non-art.

Cet immense scénario — où se rencontrent les images, l’art et le monde — est sans cesse rejoué, mais sans cesse différemment, comme en témoignent encore aujourd’hui à Paris trois expositions majeures: celle de Gustave Courbet au Grand Palais, celle de David Claerbout au Centre Pompidou, et celle de Bruno Serralongue à la galerie Air de Paris.

La virulence des critiques, qui accusent au milieu du XIXe siècle Gustave Courbet de peindre le «laid», le «trivial» et l’«ignoble», est due à leur sentiment que son œuvre et ses actes s’inscrivent dans un immense basculement: l’avènement de l’art et de l’esthétique face à l’ancien régime des beaux-arts et de la représentation.
Dans Un enterrement à Ornans (1850), une très ordinaire scène villageoise est peinte aux dimensions gigantesques (315 x 668 cm) d’une peinture d’histoire.
En 1855, Courbet fait un magnifique pied de nez à l’Académie, gardienne des convenances de la représentation, en exposant L’Atelier du peintre sous un chapiteau situé avenue Montaigne, juste en face du Salon des beaux-arts qui a refusé le tableau.
«C’est une audace incroyable, c’est le renversement de toutes institutions par la voie du jury, c’est l’appel direct au public, c’est la liberté, disent les uns. C’est un scandale, c’est l’anarchie, c’est l’art traîné dans la boue, ce sont les tréteaux de la foire, disent les autres», commente Champfleury en se faisant l’écho, dans une lettre à George Sand (sept. 1855), des polémiques suscitées par Courbet et, à travers lui, par le changement de régime qui est en train de s’opérer dans l’art.

Les grands sujets perdent les faveurs dont ils bénéficiaient à l’époque des beaux-arts, tandis que les sujets quelconques accèdent à des genres artistiques qui leur étaient interdits, ou font leur entrée dans la figuration artistique comme en témoigne exemplairement L’Origine du monde (1866).
La fin des hiérarchies entre les sujets aboutit à l’assomption du quelconque ; la fin des hiérarchies entre les faire artistiques et les faire ordinaires ouvre l’art à toutes les pratiques et à tous les matériaux de la vie. Les frontières entre l’art et le non-art, entre l’art et la vie, s’estompent.

Les artistes modernes du XXe siècle ont sapé la représentation en s’en prenant à la figuration : ses dispositifs (le tableau, la perspective), ses matériaux (la peinture), son faire (le geste de la main, «la patte» comme disait Marcel Duchamp), ses lieux (l’atelier, la galerie).
Nombre d’artistes contemporains tentent au contraire d’épuiser la représentation en l’interrogeant à partir de la figuration analogique la plus achevée: la photographie et la vidéo telles que les pratiquent par exemple Bruno Serralongue et David Claerbout.

Bruno Serralongue réalise des reportages photographiques, mais en se posant systématiquement en décalage par rapport aux manières d’opérer propres à la profession. A la course effrénée au scoop, il oppose l’après-coup et la distance, c’est-à-dire un point de vue décalé et hors-champ : une conception dilatée de l’événement, une remise en cause des fondements du système de l’information et de son régime documentaire.
Parallèlement, Bruno Serralongue refuse le système de la carte de presse et de l’accréditation qui aboutissent à réserver à une caste le traitement de l’information — sa collecte, son formatage et sa diffusion, avec les inévitables compromissions informationnelles, thématiques et formelles qui en découlent.
Il part ainsi photographier les fans de Johnny Hallyday à Las Vegas, le sous-commandant Marcos dans le sud-est mexicain (avril 2006), ou plus récemment les migrants clandestins à destination de l’Angleterre dispersés dans les alentours de Calais après la fermeture du camp de Sangatte (avril 2007).

Pour se distinguer plus encore de l’industrie de l’information il travaille avec une lourde chambre photographique de studio : à l’exact opposé des appareils légers de petit format emblématiques du reporter. La lenteur est ainsi substituée à la rapidité de la prise de vue, le système des grandes plaques à celui du film en rouleau ou des vues numériques, la parcimonie à la profusion des clichés.
Un autre rythme du faire pour une autre manière de voir et de faire voir : à rebours de la croyance en la naturalité et la transparence de la représentation photographique.

Au Centre Pompidou, les vidéos de David Claerbout procèdent, par une inscription particulière de la durée et de la lenteur dans l’image, à une nouvelle et magistrale tentative d’épuisement de la représentation, à une mise à mal de la croyance que l’on peut encore accorder à la figuration, fût-elle analogique.
Dans The Stack (2002), les derniers rayons du soleil traversent, pendant 36 minutes que dure la venue du crépuscule, une forêt de piliers de béton sous une autoroute suspendue. Dans ce qui n’était d’abord qu’une vue documentaire d’un site périurbain, le lent cheminement du soleil révèle dans l’ombre du premier plan un sans-abri endormi, jusqu’à faire basculer l’image dans l’univers social et souligner la relativité de sa teneur de vérité.

Une autre vidéo de David Claerbout, Sections of a Happy Moment (2007), se compose d’une succession de plusieurs dizaines de clichés de la même scène banale d’une famille chinoise regroupée en composition circulaire autour d’un ballon suspendu en plein ciel. Les clichés ont été pris simultanément, mais de différents points de vues et à des distances variables par des appareils photographiques synchronisés.
La succession des clichés fait apparaître cette réalité refoulée de la photographie documentaire que sa vérité n’est que relative, qu’elle n’enregistre jamais de scène sans construire une image. Que la chose est toujours offerte par le biais d’une écriture. Que la représentation est avant tout une présentation.
C’est par ce passage de la représentation à la présentation que la photographie bascule du régime documentaire au régime esthétique l’art — d’un régime de vérité à un autre.

André Rouillé.

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David Claerbout, Sections of a Happy Moment, 2007. Vidéoprojection, noir et blanc, son stéréo, 26’. Courtesy David Claerbout & Galerie Yvon Lambert, Galerie Micheline Szwajcer, Hauser and Wirth

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Julia Peker sur l’expo Bruno Serralongue, galerie Air de Paris

Muriel Denet sur l’expo David Claerbout, centre Pompidou.

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