ART | INTERVIEW

Soustraire pour révéler

Questionnant les notions de temporalité, de vanité mais aussi de plasticité, Stéphane Protic réalise des installations sous la forme de recouvrements d’espaces intérieurs, et des dessins à la facture académique. Recouvrir, c’est aussi pour lui noircir une page blanche tout en jouant sur celle-ci de vides et de pleins. Il s’agit par le graphisme ou la mise en volume de «soustraire pour révéler» autre chose de la réalité.

Thomas Fort. Pouvez vous nous dévoiler la genèse de vos installations?
Stéphane Protic. L’origine de cette pratique fut la découverte de créateurs qui questionnaient le principe d’architecture d’urgence. Shigeru Ban, notamment, a fabriqué des architectures de fortune, lors des tremblements de terre de Kobe, faites de rouleaux de carton, pour palier aux plus démunis. Ces habitats n’ayant aucune pérennité m’intéressaient par cette économie de moyens qui contribuait tout de même à produire des espaces fonctionnels et praticables. J’ai donc au départ réfléchi en terme d’architecture, pour en arriver à la conception de gonflables. Je voulais une structure qui soit suffisamment légère pour la plier et la transporter. Ainsi, je me suis tout naturellement orienté vers le polyéthylène que j’utilisais notamment après avoir décortiqué des sacs poubelles. Je scotchais les bandes de matière plastiques entre elles, jusqu’à former une bulle que je plaçais ensuite sur un compresseur de climatisation dans l’espace urbain, pour la gonfler.
Je me suis peu à peu éloigné de ce postulat de départ car l’architecture d’urgence n’était pas mon sujet d’intérêt premier. J’ai préféré conduire des recherches dans le sens de la plasticité, du rapport au drapé, à la brillance de la matière noire captant une certaine lumière. À force d’expérimentations, j’ai souhaité gonfler ces structures en intérieur pour justement jouer des atouts de ce médium.

Si nous ne sommes plus dans une architecture d’urgence, nous retrouvons une structure architecturale, car ici le gonflable crée un nouvel espace au sein de celui dans lequel il s’inscrit.
Stéphane Protic. Par le processus de soudure et d’étanchéification des bandes de plastiques, je construis une structure qui convoque évidemment un volume architectonique. Nous ne sommes pas dans un ballon en une seule pièce mais dans un assemblage aux formes du lieu dans lequel je le gonfle. Ces pans de polyéthylène viennent empreindre les parois, les moulures, le mobilier de la salle, ce qui m’intéresse beaucoup dans une référence explicite à l’histoire de la peinture et du drapé.

Dans le cadre de votre collaboration avec Vincent Lamouroux dans la Nef Théodelin de Vouvant, vous intervenez dans les vestiges romans d’une église pour finalement produire un drapé monumental qui nous transporte vers une esthétique baroque et qui joue des strates de l’histoire du lieu.
Stéphane Protic. J’aime assez l’idée de décalage qui donne une autre temporalité aux lieux dans lesquels j’interviens. On perd l’historique de ceux-ci, on a du mal à les resituer dans le temps. Le matériau ultra-contemporain que j’emploie vient apposer une strate sur ces espaces, et les fait basculer dans quelque chose de baroque, de dark… Mes installations s’insèrent dans des endroits souvent eux-mêmes stratifiés par des couches de temps qui ont fondé leur histoire.
D’ailleurs avant les gonflables, j’avais réalisé une sculpture en carton qui fonctionnait aussi sur l’idée d’empreinte éphémère et de stratification. Il s’agissait d’un monolithe d’environ 1m75 de haut, composé de plaques de carton découpées. A première vue ce n’était qu’un bloc, pourtant une ouverture sur le dessus laissait entrevoir, ou plutôt imaginer, le corps sculpté à l’intérieur. Il y avait dans cette sculpture le temps du travail, extrêmement laborieux, entre le moulage du corps puis les découpes des quatre cents planches de carton. Cependant, une fois l’objet fini, ce labeur restait quasi invisible et nous ne pouvions nous faire qu’une image mentale de la forme intérieure. La notion de strate est récurrente dans le processus même d’élaboration de mes projets.

Nous pourrions dans un premier abord penser que l’assemblage des bandes de plastiques demeure empirique alors qu’il est extrêmement contrôlé. Toutefois, au moment du montage dans le lieu, la forme gonflable se déploie plus ou moins aléatoirement et retrouve une certaine autonomie.
Stéphane Protic. En quelque sorte elle me domine et vient remettre en question tout le travail réalisé en amont. Je laisse apparents les scotchs et autres stigmates du processus de fabrication. Toutefois la monumentalité questionne le visiteur. On se demande comment cela tient. Est-ce gonflé ou non? De plus, cette structure cache également le lieu en le parant d’un drapé noir. Celui-ci reste aléatoire. Je suis tributaire des espaces que j’investis. Ce sont les particularités du lieu qui vont façonner le drapé à des endroits où je ne m’y attends pas. Ce qui m’intéresse, c’est de créer du pli, du graphisme dans l’espace, par les zones de tension entre la matière et le support architectural. Ces plis, dans un geste proche du dessin et de la peinture, viennent capter le peu de lumière qui traverse la membrane de polyéthylène. Ils apportent de l’informe dans ce lieu et le redessinent.

«L’informe» pensé par Georges Bataille se définit d’ailleurs telle une non-forme dans laquelle le spectateurs peu projeter ses fantasmes. Ici, plongés dans le noir, ces espaces immersifs deviennent des écrans de projection pour l’imaginaire du visiteur.
Stéphane Protic. Je souhaite faire redécouvrir les lieux aux visiteurs et attirer leur attention. Ils peuvent alors s’attarder sur des fragments d’architecture sur lesquels ils ne se seraient peut être pas arrêtés habituellement. Il s’agit donc de proposer une relecture du lieu. L’exemple de Forget if You Can à la Chapelle des Calvairiennes, en 2012, reste marquant car les habitants, venus en nombres pour l’événement de la nuit blanche, m’ont confié qu’ils n’avaient jamais vu le retable ainsi. Ils n’avaient finalement jamais pris le temps de le regarder, car ils venaient voir les expositions, dans ce lieu désacralisé, et non l’espace pour lui-même. L’idée est de remettre en évidence certaines particularités architecturales, certains fragments de l’espace.

On pense naturellement à Christo et Jeanne-Claude déclamant «voiler pour dévoiler». Ils s’inscrivent dans des projets environnementaux qui révèlent des fragments de l’espace urbain, tout en faisant la synthèse de ces éléments, comme le Reichstag à Berlin ou le Pont Neuf à Paris, par exemple. Vous vous placez dans une continuité en opérant ces recouvrements. Toutefois ces derniers épousent le lieu, le redessinent plus qu’ils n’en font la synthèse. Ils doublent l’espace…
Stéphane Protic. Je me sers du lieu comme une page blanche recouverte par l’estompage que produit le gonflage de mes structures. Au même titre que le noircissement de la feuille de papier par le graphite, je redessine l’espace. Je recrée des zones d’ombres et de lumière, de contrastes. La matière apposée sur le lieu devient en quelque sorte un épiderme proche d’une dimension picturale. Il s’agit d’une seconde peau tel un contre-moule de l’espace recouvert. Paradoxalement, ce contre-moule dévoile le vide tout en se remplissant d’air.

Ces notions de vide et de plein sont récurrentes dans l’ensemble de votre pratique.
Stéphane Protic. Je les questionne d’ailleurs très directement par ma pratique graphique. Je dessine en réserve. Souvent, quand je représente des corps, je les dessine par ce qu’il y autour. Je m’attarde à déterminer les vides pour mieux révéler l’objet, mais il s’agit d’une révélation par l’absence. On dessine par recouvrement, par ajout de matière. C’est en cela d’ailleurs que mes installations rejoignent le dessin. Je noircis l’espace, je retire de la lumière. Je construis des formes sur la page blanche par soustraction de lumière. Par exemple dans Hand Made (2008), l’image est suscitée par son absence. Seul un fragment de celle-ci, en l’occurrence la main, permet de reconstruire les manques. Ce blanc demeure également un espace de liberté et de respiration pour celui qui regarde.

Tout en véhiculant une imagerie contemporaine, vos dessins sont de facture très académique.
Stéphane Protic. Je tiens à ce tracé académique. Je m’inscris dans une certaine école du vide et du plein, du contour et du contraste… Je reste fasciné par l’œuvre du Caravage ou de Piranèse. Ce traitement très classique et cette recherche de réalisme dans le dessin guident mes recherches. C’est peut être aussi un moyen de se rapprocher du spectateur. Il peut peut-être s’identifier ou en tout cas se projeter plus facilement.

Subversion et fiction sont au cœur de vos dessins. Pourtant il est indéniable que ces images nous renvoient à nous mêmes, à nos fantasmes, voir à nos peurs. Demeure une vanité omniprésente.
Stéphane Protic. La vanité reste essentielle dans l’esthétique que j’explore et devient un prétexte pour questionner ma pratique du dessin. Le sujet de la mort y est récurrent car tout le monde s’interroge sur sa propre fin à un moment ou à un autre. Ce qui m’intéresse c’est de relier cette gravité à la naïveté de l’enfance. Quand on est enfant on a toujours envie d’être plus vieux. Je fais jouer les enfants avec la mort, car finalement cette volonté de grandir trop vite est aussi symboliquement un accès plus rapide à la mort.

De ces vanités subversives émergent des figures nues, sensuelles, parfois trash. Pouvez-vous évoquer ce rapport à la nudité?
Stéphane Protic. La nudité questionne directement une certaine idée de la beauté éphémère. Les enfants nus ne sont nullement représentés dans une visée pornographique ou pédophile. Il s’agit d’utiliser cette image comme le symbole d’une prise de conscience de cet état de jeunesse et d’innocence qui n’est pas éternel. Je mets en scène graphiquement ces enfants dans des situations d’interdits ou de subversion, car ils n’ont justement pas conscience de la mort ou des interdits. Des études sociologiques prouvent qu’ils commencent à s’interroger sur ces dimensions tardivement, après 7 ans environ. Ils ne peuvent donc pas avoir peur de ces situations. Il n’y aurait peut-être que les crânes qui finiraient par les perturber.

Les scènes représentées associent de multiples éléments, décoratifs ou repoussants, innocents ou illicites, naïfs ou interdits.
Stéphane Protic. J’instaure le plus souvent des décors qui jouent de la dialectique attraction-répulsion. Dans les images du paradis que dévoile la série Heaven’s Door (2011), on ne repère pas tout de suite les objets illicites. On aperçoit en premier lieu les crânes mais les autres éléments, prohibés par la loi, restent discrets, par la facture employée mais aussi par la couleur qui confère un aspect très décoratif aux dessins. Ces images sont séduisantes et demandent donc une attention particulière pour repérer ce qui dérange.

Dans les blancs laissés, dans les strates assemblées par montage d’images, il y a une certaine forme d’ouverture.
Stéphane Protic. Effectivement, le regardeur doit s’impliquer. Ce que je lui propose n’est qu’une amorce pour sa lecture, un point de départ. Cela pourrait être envisagé comme une manière d’écrire une histoire sans narration mais ouverte à tous les possibles.

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