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Seguin, ou la possibilité d’une île

PAndré Rouillé

L’île Seguin a toujours été si intensément impliquée dans les grands moments de la France, tellement raccordée au rivage, qu’elle n’a jamais vraiment été une île.
Au temps de la grande époque industrielle où ses 11 hectares étaient entièrement occupés par les mythiques usines Renault, l’Ile Seguin a été l’un des plus célèbres terrains de la lutte des classes en France, le haut lieu d’affrontement du puissant patronat de la métallurgie et d’une classe ouvrière combattante encadrée par un Parti communiste et des syndicats forts. «Quand Billancourt tousse, la France s’enrhume», disait-on à l’époque

.

Aujourd’hui, les usines Renault ayant été rasées, le sol devenu vide exprime la fin de l’époque où l’industrie présidait aux destinées économiques autant qu’aux relations sociales du pays. Les forces qui se sont là longtemps affrontées ne subsistent guère que dans les mémoires. D’autres forces, non moins puissantes et non moins antagonistes, qui sont celles des différents acteurs politiques ayant autorité sur l’île, tentent d’agir sur son aménagement, de décider quels services et quels établissements prendront le relais de l’industrie.

Les services ? Ce sont les projets de l’Université américaine de Paris, de l’Institut national du cancer et d’un grand hôtel de luxe auxquels serait attribuée 40% de la superficie.
C’est à partir de la culture que s’est rompue l’apparente quiétude de l’Ile Seguin quand le départ tonitruant de François Pinault pour Venise a retenti comme un drame national. Sous des prétextes fondés ou non, assurément guidés par ses seuls intérêts, le milliardaire français, ami du Président de l’époque, a brusquement décidé d’interrompre le processus d’installation de son importante collection d’art contemporain dans un somptueux bâtiment conçu par Tadao Ando — «un bâtiment dont la force et la sérénité devaient, à mes yeux, braver le temps» (Le Monde, 9 mai 2005), avouait avec une touchante candeur François Pinault en partant pour Venise…

Piquée au vif par cet échec retentissant, et par les accusations que François Pinault lui avait lancées publiquement, l’administration française, en particulier le ministère de la Culture, a proposé un projet alternatif. Non plus un très égocentrique monument élevé à la gloire et à la grandeur d’un riche collectionneur et de sa très chère collection, mais un «Centre européen de création contemporaine» (CECC).

La nuance était à la hauteur de la nécessité d’affirmer une alternative forte.
Non pas un monument-mausolée, mais un centre de création ; non pas un lieu de culte nécessairement rétrospectif, fût-il consacré à l’art contemporain, mais un centre ouvert au futur de la création dans la diversité et la fécondité des dialogues entre disciplines — de l’art à la science. Non pas un rêve impérial de suspens et de sacralisation du temps, mais un dispositif démocratique et prospectif d’action et de production. Un écho discret au passé productif de l’île était transposé sur le terrain de la création, et de ses conditions contemporaines de possibilité.
Le tout conférait à l’Ile Seguin une nouvelle intensité en faisant converger sur elle et vers elle des flux, des actions, des artistes et des chercheurs de toutes disciplines et nationalités dans le but commun d’inventer de nouveaux chemins dans la pensée, dans l’art, dans la culture.

Le caractère novateur du projet de Centre européen de création contemporaine, la façon dont il pouvait placer la France en bonne place dans les devenirs de la création, figurent assurément dans le rapport que Daniel Janicot, président de l’association de préfiguration du Centre, a remis à l’Élysée.

Mais il semble que la version actuelle du Centre ne bénéficie pas des faveurs de Nicolas Sarkozy qui, lorsqu’il présidait aux destinées des Hauts-de-Seine, voulait déjà que l’île soit transformée en un grand musée-jardin. Ce que l’Élysée désigne (peut-être provisoirement) par le très baroque vocable de «Jardin de sculptures».
Il se pourrait même que celui-ci occupe toute l’île, bien au-delà de l’espace originellement dévolu au CECC et au détriment des autres projets.

L’apparente détermination du Président encourage Patrick Devedjian, son successeur au conseil général des Hauts-de-Seine, à proposer d’inscrire l’Ile Seguin transformée en «Jardin de sculptures» dans le vaste projet de «vallée de la culture» qu’il rêve de mettre en œuvre le long de la Seine…

Si l’abandon du Centre au profit du Jardin devait se confirmer, cela pourrait bien traduire un réel changement dans les modes d’inscription du pouvoir présidentiel dans le tissu urbain. Après le Centre Georges Pompidou, la Géode, la Grande Arche, la Pyramide du Louvre, l’Opéra-Bastille ou la Grande Bibliothèque, l’actuel Président renoncerait à faire ériger de nouveaux bâtiments, à sceller durablement dans la ville des signes ostentatoires de son pouvoir. Au lieu d’envelopper la création dans la verticalité et la fixité architecturales d’un Centre, il choisirait l’horizontalité et l’éphémère de la forme-jardin.

Parce qu’en effet, aussi anti-monumental et réticulaire soit-il, le Centre reste un centre, une institution, une construction : une verticalité. Un mode hiérarchique de pouvoir et de création.
Et aussi baroque soit-il, le Jardin suggère l’espace ouvert d’une horizontalité dépourvue de point nodal et de marques saillantes et figées de pouvoir. La forme-jardin est celle, a-centrée, d’un plateau où tous les parcours et croisements sont possibles, dans tous les sens, par-delà les hiérarchies et au rythme de la matière naturelle du jardin, infiniment changeante au fil des jours et des saisons.

Mais du Centre au Jardin autre chose se joue peut-être: une rupture avec les formes consacrées de la culture, et avec les manières dont les présidents de la République successifs les ont honorées en leur édifiant des temples et mausolées dorés. Le choix du Président pourrait ainsi exprimer un refus d’ajouter des édifices à des monuments, et traduire une volonté d’entériner, par une table rase en forme de jardin, le fait qu’une césure irrémédiable s’est produite avec le passé de l’Ile Seguin et avec les modes traditionnels d’expression du pouvoir. Voire avec les conditions de la création.

Mais les visées créatrices du projet initial ne pourront persister dans un futur «jardin de sculptures» qu’à la condition qu’il puisse être transformé, dans des manières à inventer, comme une sorte de plateau technique capable de soutenir et stimuler de nouveaux régimes et formes de création. A la condition, également, que cette curieuse résurgence du très archaï;que mot «sculpture» puisse être dépassée, sinon oubliée, faute de pouvoir être dynamisée.
Si ces conditions, et quelques autres non moins importantes, n’étaient pas satisfaites, les rêves de nouvelles formes de création s’évanouiraient, et prévaudrait alors la possibilité d’une Ile Seguin, refermée dans la torpeur de son territoire.

André Rouillé.

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Evariste Richer, Slow Snow, 2007. Deux toiles peintes reprenant comme motif la grille du test optique d’Hermann. 200 x 300 x 5 cm. Courtesy La Galerie. Photo © Cédrick Eymenier

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