ART | CRITIQUE

Robert Barry, David Lamelas

PAnna Guilló
@12 Mar 2002

Dinosaure de l’art conceptuel américain, Robert Barry continue inlassablement d’explorer le discours et l’idée plutôt que la forme. Pourtant ses œuvres attestent d’un grand attachement à la forme, tandis que son art qui remettait en cause l’art lui-même et ses institutions est devenu un grand classique. Autre artiste conceptuel: David Lamelas qui interroge ici, à l’aide de la vidéo, le cinéma en tant que réflexion sur le temps.

Dinosaure de l’art conceptuel américain, Robert Barry continue inlassablement d’explorer le discours et l’idée plutôt que la forme. Après les expositions de gaz inertes (Inert Gas Series, 1969) ou de fréquences électromagnétiques d’ultrasons, les travaux de Robert Barry se sont « solidifiés » dans ses écritures de mots qu’il éparpille sur les murs, les sols, les miroirs ou les toiles.

Ses pièces récentes, toujours impeccablement réalisées, n’échappent pas à la règle et se présentent sous diverses formes. Deux miroirs carrés sont exposés dans une première salle : l’un arbore des mots inscrits en majuscules par un procédé de sablage : Doubt, Intend, Real, Against, etc.; l’autre, inverse le processus et exhibe des mots en réserve polie sur un miroir entièrement sablé: Expect, Known, Somehow, Anything, etc.
La grande salle de la galerie accueille une grande pièce au sol. Des mots découpés dans de l’inox brossé scandent la déambulation du spectateur par autant d’incitations : Almost, Real, Changing, Possible, Another, Imply, Somehow, Expected, Remind, Beyond, Changing, etc. que l’on se surprend à vouloir composer en phrases. Ces mots nous parlent sans que l’on puisse dire ce qu’ils nous disent. Rébus sans solution, procédure analytique, le langage est ici interrogé pour interroger, le résultat, il faut l’avouer, est séduisant.

Le dernier travail est présenté sous forme de vidéo. Dans une pièce noire, des mots se fondent et s’enchaînent lentement sur des fonds colorés changeants qui laissent de troublantes persistances rétiniennes: Becoming, Reason, etc. Si on ne savait pas que les conceptuels, paraît-il, ne s’intéressent pas à la forme, on pourrait presque trouver cela beau… Robert Barry travaille de la même manière depuis trente ans; son art qui remettait en cause l’art lui-même et ses institutions est devenu un grand classique, c’est la rançon du succès.

David Lamelas est considéré comme un artiste conceptuel post-duchampien. Sa pratique, indéfinissable car multiple (de l’architecture à l’horticulture, en passant par le cinéma et l’installation), s’appuie toujours sur une idée qui, malgré des travaux souvent spectaculaires, prime sur l’œuvre. Le cinéma comme réflexion sur le temps est exploité dans la vidéo The Invention of Doctor Morel avec ce qui a toutes les apparences d’une fiction et qui, en réalité, est un objet-ovni ouvert à toutes les interprétations. Ce travail est à prendre comme un hommage au célèbre roman éponyme de 1940 écrit par l’écrivain argentin Bioy Casarès (1914-1999). David Lamelas fait sien ce roman sur l’immortalité, chef-d’œuvre de la littérature fantastique célébré par Borges. Un homme condamné à mort par un tribunal s’évade et arrive, après une course dans une forêt, devant une somptueuse demeure (le film est tourné au Palais de Marbre de Potzdam). Là, il découvre les deux autres personnages du film, Faustina et l’obscur docteur Morel. Mais l’intrigue s’éloigne progressivement de la narration pour plonger le spectateur dans un univers d’ectoplasmes qui entrent et sortent de la scène en disparaissant dans un autre espace-temps. L’évadé lui-même ne sait pas s’il est mort ou vif.

Il est question de pacte (le prénom de l’héroïne Faustine le suggère) et d’une invention qui semble transformer le temps linéaire en boucle,  » The loop  » (la boucle). La fin est encore plus énigmatique, digne du plus obscur et intrigant cinéma de Lynch. Mais nous ne sommes pas au cinéma, et l’espace de la galerie nous rappelle la dimension  » plasticienne  » d’un travail comme celui-ci. Réfuter la notion de temps linéaire sous la forme on ne peut plus linéaire de la bande vidéo, voilà une contradiction qui n’est pas pour nous déplaire et qui pimente le travail de l’artiste argentin dans ce qui, finalement, n’est encore et toujours qu’une réflexion sur le temps qui passe (ou pas). Du haut de leur machine à remonter le temps, Borges et Casarès auraient apprécié, c’est certain.

Robert Barry :
— Sans titre (pièce au sol), 2002. Inox brossé, dimensions variables, pièce unique.
— Sans titre (miroir), 2002. Miroir sablé 200 x 200 cm.
— Sans titre (miroir), 2002. Miroir sablé 200 x 200 cm.
— Expect, 2001. Vidéo projection, DVD, 17’ 44’’.

David Lamelas :
— L’invention du Docteur Morel, 1998. Vidéo projection, DVD, 21’55’’.

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