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Refonder l’art : des choses aux processus

PAndré Rouillé

Face à la crise, qui est déjà rude et qui risque d’être longue, les dirigeants occidentaux en appellent sans complexes à une «refondation du capitalisme». Une façon de signifier la profondeur de la crise, tout en déjouant adroitement d’éventuelles expressions de mécontentement. Mais cette crise d’un système devenu incontrôlable à force de dérégulations massives déborde largement la finance et l’économie pour contaminer tous les secteurs, notamment celui de l’art.
Alors qu’elle a éclaté au moment même où Damien Hirst mettait en émoi le marché international de l’art avec ses désormais célèbres enchères à succès, la crise était déjà perceptible dans les spéculation

, les enchères et les réalisations extravagantes qui animaient le petit monde de l’art entre New York, Londres, Moscou, Bâle, Miami et Shanghaï. Crise qui transparaissait dans cet «art d’affaires», objet et produit de la spéculation plus que de l’esthétique, collectionné, sinon compris et même apprécié, par la jet-set de l’art.

Loin d’être une expression de vitalité et de dynamisme, ces excès spéculatifs étaient, en art, le signe d’une perte de repères, d’une situation aberrante où les valeurs marchandes conditionnaient les valeurs esthétiques des œuvres. L’art marchait sur la tête droit vers la crise. Elle est désormais bien là, qui n’est pas seulement une crise économique et financière du marché de l’art, mais une crise esthétique de l’art lui-même, qui devra, lui aussi, être refondé.

Il apparaît désormais avec une cruelle évidence que l’art d’aujourd’hui qui attire le mieux l’attention et les capitaux des collectionneurs est un art de choses, bien concrètes et tangibles, que l’on peut acheter, exposer, toucher et soupeser, vendre et revendre. Des marchandises matérielles bien classiques, comme autant de déclinaisons des peintures et sculptures d’hier.
L’emploi d’un large éventail de matériaux nouveaux, la généralisation de la photographie, l’explosion des formes sous les aspects ouverts des installations, les reformulations sans fin de la peinture, les mises en espace les plus audacieuses, toutes ces innovations esthétiques ne contreviennent pas au fait que les œuvres restent pour l’essentiel encore des choses à contempler, sinon à acheter.

Alors que le monde se virtualise (plutôt qu’il ne se dématérialise), l’art reste pour l’essentiel un art d’œuvres-choses achevées, fixées, arrêtées dans l’espace et le temps, et présentées à des spectateurs conviés à les recevoir dans de semblables postures d’inaction. La plupart des œuvres contemporaines restent, comme celles d’hier, statiques et figées devant les spectateurs soumis à l’emblématique injonction de «Ne pas toucher».

A une époque où l’informatique, les réseaux numériques et les jeux vidéos ont placé les rapports aux images sous le régime de l’interactivité, associant les yeux, qui les regardent, aux mains, qui les transforment et les déplacent sans cesse; à une époque, donc, où les spectateurs ont pris l’habitude d’être actifs face à des images ouvertes et interactives, le marché continue, lui, à conforter à l’inverse une choséification des œuvres et une passivité des spectateurs. Un fossé se creuse ainsi entre les œuvres-choses et les pratiques ordinaires et quotidiennes d’images, affectant l’audience et la pertinence sociale de l’art contemporain, et… hypothéquant son destin.

Le crise serait le signe d’un retard de l’art-chose sur le cours du monde, de son impuissance croissante à en capter les force. La crise qui s’est traduite par les excès spéculatif du marché, est en réalité profondément liée à une disjonction de l’art d’avec les mouvements d’un monde qui est en train de basculer de l’univers des choses à celui  des processus.
Dans un monde de processus, le fétichisme de la chose leste l’art et le fige, le replie sur le passé et lui ferme les voies du devenir. Ainsi devenu autiste, l’art contemporain coupé du monde devient incapable d’en capter esthétiquement les mouvements et pulsations.

Une refondation de l’art consisterait d’abord à renoncer à fabriquer des choses supposées renvoyer à d’autres choses; à libérer l’art de cette tâche impossible et dérisoire d’avoir à représenter, à décrire, à remémorer. Cela consisterait en particulier à sortir de la posture mémorielle à laquelle sont attachés trop d’œuvres et d’artistes, et soumis plus encore de spectateurs.

L’importance que la photographie a acquise à partir des années 1980 dans l’art repose précisément sur ses capacités à satisfaire à cette compulsion mémorielle et représentative de l’art, quand, sous la notion calamiteuse d’«empreinte», elle est à la fois ravalée à son squelette technologique de dispositif d’enregistrement, et ignorée dans son fonctionnement actif d’événement esthétique. Car la photographie représente moins le réel qu’elle ne capture du réel, elle décrit moins qu’elle n’écrit, construit. Quant à l’enregistrement, il n’est qu’une dimension technique de la construction esthétique du sens.

Refonder l’art reviendrait simultanément à transformer esthétiquement la place du spectateur, à le sortir de son face-à-face univoque et statique avec l’œuvre-chose, et à l’inscrire dans un processus dialogique de production d’œuvres-processus.
Dès lors que les œuvres sont libérées des formes fixes de la représentation, et des rigidités autoréférentielles du modernisme, elles s’ouvrent à une réception active des spectateurs telle qu’elle s’est notamment manifestée dans les performances du dernier quart du XXe siècle, en particulier dans les Happenings d’Allan Kaprow, l’art corporel, et nombre d’œuvres en situation.

Ces œuvres-processus, qui reposent sur un alliage entre fabrication et exécution, entre l’art qui fabrique et celui qui exécute, entre les arts plastiques et le théâtre, inscrivent les spectateurs dans une expérience active et dialogique de l’art, et confèrent une épaisseur sociale aux œuvres.
Une manière pour que l’art retrouve sa sensibilité au monde d’aujourd’hui.

André Rouillé

Lire
Aline Caillet, Quelle critique artiste? Pour une fonction critique de l’art à l’âge contemporain, L’Harmattan, Paris, 2008.
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