ART | CRITIQUE

Ralentir vite

PMuriel Enjalran
@10 Déc 2004

Des installations, peintures et sculptures pour un parcours à différentes vitesses rappelant qu’une œuvre ne se consomme pas comme un produit, qu’il existe un temps du regard à retrouver pour saisir la portée des images.

Pour son premier commissariat d’exposition au Plateau, Caroline Bourgeois a choisi de présenter un ensemble de pièces explorant l’image dans toutes ses dimensions : conceptuelle, temporelle, politique et sensible. Dans un espace transformé et recomposé, installations, peintures, sculptures, certaines présentées pour la première fois en France, rythment et définissent un parcours à différentes vitesses qui nous rappelle qu’une œuvre ne se consomme pas comme un produit, qu’il existe un temps du regard qu’il faut retrouver pour saisir la portée des images.

C’est à votre propre image que vous êtes confrontés dès votre entrée dans l’espace d’exposition avec les miroirs jumeaux de Félix Gonzales-Torres qui saisissent un instant votre présence solitaire ou accompagnée.
Les questions du double, de l’altérité et de la disparition sont évoquées par une autre pièce un peu plus loin : les doubles ampoules qui ne s’éteindront pas au même moment symbolisent la durée de la vie humaine.

C’est le rapport de l’œuvre au temps que remet ici en cause Michel Blazy en nous proposant une promenade dans un jardin au blanc d’Espagne : corolles, motifs en spirale couvrent le sol de tout l’espace. L’affluence en réduit la durée de vie, l’œuvre est condamnée à disparaître sous les semelles des visiteurs et à contaminer finalement tout le lieu et l’espace extérieur : œuvre éphémère et « proliférante », le visiteur grâce à elle laissera une trace de son passage.

On se faufile ensuite dans l’atelier déserté de Bruce Nauman à l’image des souris qui de temps en temps animent la pièce. L’artiste présente une vidéo montrant les images diurnes de son atelier enregistrées avec une caméra infra-rouge. Il poursuit ici son questionnement sur la création évoquée déjà dans plusieurs pièces : quels rapports entretient l’artiste avec son atelier ? Qu’est-ce que ce lieu nous dit d’un processus créatif ? Est-ce qu’il confère une caution artistique aux objets qui y sont produits ? L’atelier, où l’artiste a réalisé de nombreuses vidéos ayant pour sujet direct le corps et ses déplacements, devient l’unique objet de l’œuvre.

La vidéo de David Claerbout nous fait, elle, entrer dans l’intimité d’une famille. Un homme et une petite fille sont sur la terrasse d’une maison de vacance très stylisée. La fillette occupée à dessiner nous tourne le dos, l’homme, quant à lui, nous regarde imperturbable. Un capteur placé à l’entrée de la salle d’exposition signale la présence du visiteur : alors le petite fille se retourne un instant, puis se remet à dessiner. Il se dégage une certaine mélancolie et étrangeté de cette image, entre fixité et mouvement. Œuvre interactive et déroutante, le regardeur devient le regardé.

L’étrangeté et le rêve pourraient définir l’univers de Dominique Gonzalès-Foester et de Sébastien Diaz-Moralès. L’aspect très cinématographique de leur travail, le souci de la mise en scène les rapprochent.
Dans Petite, Dominique Gonzalès-Foester a reconstitué l’univers blanc et doux d’une petite fille dont la silhouette fantomatique apparaît et disparaît sur une fenêtre-écran. De lents travellings montrant des ombres, des paysages semblent évoquer l’univers réel et rêvé de la fillette. L’œuvre se situe dans la lignée des « Chambres », une série de pièces qui explorent la notion d’identité, la limite des espaces privés et publics, qui, brouillant les repères du spectateur, créent un sentiment d’angoisse et d’anxiété.

L’angoisse et l’anxiété sont également suscitées par le film de Sébastien Diaz-Moralès où l’on suit la course effrénée d’un homme traînant un sac dans des paysages semi-désertiques de Patagonie. Le danger invisible est signifié par les hurlements d’une meute qui relance régulièrement la course.
L’image dédoublée marque la limite entre deux réalités qui se superposent, se disjoignent ou se prolongent. C’est un véritable tableau surréaliste que propose ici Moralès : son personnage en chapeau rond et complet, venu de nulle part, n’est pas sans évoquer L’Homme au melon de Magritte, et le paysage bleu et sombre sans rappeler l’univers de Dali.

Le dédoublement et la surimpression caractérisent également la pièce de Judith Kürtag. Des images en noir et blanc d’un visage, d’une main et d’un mur glissent et se superposent dans une lenteur qui les rendent presque abstraites, à la façon d’une mémoire qui confond, mélange et réinvente.

Revenir sur l’origine d’une image et la dé-produire avec Anne-Marie Jugnet et Alain Clairet, la malmener et l’éprouver jusqu’à la déformer avec Michel François, enfin l’évoquer et la convoquer par le son ou la construire physiquement et sémantiquement avec David Hammons : voilà comment s’achève notre parcours dans l’univers foisonnant de ces artistes qui peut d’ailleurs se prolonger hors les murs.
En effet, fidèle à l’esprit d’un lieu engagé et étroitement lié à un quartier, des affiches des artistes Santu Mofokeng, Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla ont été placardées un peu partout autour du Plateau. Ils nous offrent des cartes postales de leurs pays : paysages de rêve ou au contraire images politiques d’une réalité souvent dure, elles nous poussent à ralentir nos courses urbaines et à arrêter notre regard.

Une nouveauté : Caroline Bourgeois a créé un espace expérimental dédié à la jeune création au sein du Plateau.
Pensé comme un espace de monstration et de travail, le lieu permet à de jeunes artistes de présenter librement leur travail réalisé à l’occasion d’une résidence. C’est Dafne Boggeri, actuellement en résidence au Centre international d’accueil et d’échanges des Récollets, qui inaugure l’espace en proposant un ensemble de travaux (photos, vidéos, installations) formant un dispositif qui se veut aussi l’image de son studio-atelier.
Jouant sur les mots et leurs glissements sémantiques, détournant les objets, des boules de Noël constituent les mots OK et KO. Le soir du vernissage, on était invité à se saisir de marteaux pour se livrer à un jeu de massacre de ces boules, les casseurs les plus chanceux y ont découvert des messages : Noël avant l’heure. ..

Jennifer Allora et Guillermo Calzadilla, Seeing Otherwise, 1998-2000. Affiches dans l’espace public.

Michel Blazy, The Missing Garden, 2002-2004. Dessin au blanc d’Espagne in situ.

David Claerbout,
Sans titre (Carl and Julie), 2000. Installation vidéo.

Sebastian Diaz Morales, The Man with the Bag, 2004. Vidéo. 39’.

Michel François, Le Projecteur, 2004. Affiches.

Dominique Gonzalez-Foerster
, Petite, 2001. Installation avec DVD. 352 x 652 cm.

Felix Gonzalez-Torres, :
— Sans titre (Orpheus, Twice), 1991. Miroirs. 5 x 134 cm
—Sans titre (March 5th) # 2, 1991. Ampoules de 40 watts, douilles en porcelaine. Dimensions variables.

David Hammons :

— Phat Free, 1995-2000. Vidéo.
— Money, vers 1990. Techniques mixtes.
— Stone with Hair. 1998. Pierre, cheveux, boîte de cirage. 50,6 x 20,3 cm.

Anne-Marie Jugnet et Alain Clairet, Santa Fe, NM #101b-2, 2003. Acrylique sur toile. 140 x 190 cm.

Judit Kurtág, Sans titre, 2004. Vidéo.

Mofokeng :
— Soweto Highway, Diepkloof, 2002. Photo. 70 x 100 cm.
— Orlando East, Soweto, 2002. Photo. 70 cm x 100 cm.

Bruce Nauman, Office Edit II (with Color Shift, Flop, Flip, and Flip/Flop), 11/11/00, 11/9/00, 11/16/00, 11/19/00, Mapping the Studio (Fat Chance John Cage), 2001. Vidéo mono bande.

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