ÉDITOS

Qui a droit à l’art?

PAndré Rouillé

L’émotion a été vive lors du dernier «Printemps des arts» de Tunis après l’assaut d’un commando d’islamistes fanatiques au cours duquel des œuvres ont été endommagées. Aux yeux des vandales, ces œuvres étaient triplement inacceptables: politiquement subversives, offensantes pour la religion, et… créées par des femmes. Au Mali, d’autres islamistes ont annexé le pays en détruisant des statues séculaires, joyaux de la culture malienne, tandis qu’hier ils faisaient retraite… en détruisant de précieux manuscrits. En Russie, le «droit à l’art» est garanti, à condition d’en faire bon usage, comme l’ont appris à leurs dépens les Pussy Riot. Quant à la France, une nouvelle condition vient d’être posée (au musée d’Orsay) pour avoir «droit à l’art»: il faut sentir bon…

Lors du dernier «Printemps des arts» de Tunis l’émotion a été vive après l’assaut d’un commando d’islamistes fanatiques au cours duquel des œuvres ont été délibérément endommagées. Aux yeux des vandales, ces œuvres étaient triplement inacceptables: politiquement subversives, offensantes pour la religion, et… créées par des femmes. Trois motifs qui, à la croisée de l’extrémisme et de la religion, ont donc suffi pour que soit bafoué le «droit à l’art» des artistes comme des spectateurs. Ailleurs, au Mali, d’autres islamistes ont annexé le pays en détruisant des statues séculaires, joyaux de la culture malienne, tandis qu’hier ils faisaient retraite… en détruisant de précieux manuscrits. A l’annexion et à la désertion, la culture et à l’art ont été visés. En Russie, le «droit à l’art» est garanti, à condition d’en faire bon usage, comme l’ont appris à leurs dépens les Pussy Riot.
Quant à la France, une nouvelle condition vient d’être posée pour avoir «droit à l’art»: il faut sentir bon… Faute de quoi, on risque la reconduite musclée à la sortie, comme la pratique à merveille les vigiles du musée d’Orsay.

L’art n’a pas toujours occupé dans la société la place qu’on lui connaît aujourd’hui. Après avoir été longtemps un privilège aristocratique, puis l’apanage des classes bourgeoises aisées, il est progressivement descendu dans la hiérarchie sociale au rythme des affirmations et aléas de l’idéal démocratique, ainsi que de l’essor des loisirs et… de l’économie de marché. Après le Front populaire, Jean Vilar, fondateur du Festival d’Avignon (1947) puis directeur du TNP (Théâtre national populaire), a été un ardent défenseur de la popularisation du théâtre vivant, de la démocratie culturelle, et un fervent avocat de «l’élitisme pour tous».
Au fil des années, en France au moins, un «droit à l’art» s’est ainsi affirmé. Droit plus formel que réel, soumis aux vicissitudes de la vie politique et aux évolutions de la société.

André Malraux a été l’une des figures de ce sinueux parcours du «Droit à l’art». Mais son apport incontestable, en particulier celui des Maisons de la culture en 1961, se conjuguait avec une conception plutôt restrictive du droit d’accès à l’art. S’il affirmait vouloir «rendre accessibles les œuvres capitales de l’humanité, et d’abord de la France, au plus grand nombre possible de Français», ses intentions n’étaient que très mollement populaires et démocratiques. Et surtout, elles reposaient sur une conception erronée selon laquelle les grandes œuvres agiraient à elles seules sur les spectateurs, par contact direct, sans la médiation d’un savoir préalable ou d’une pédagogie, sans distinction sociale ni de limites temporelles et culturelles.

Croyant aux universaux de l’art, à la magie des œuvres, André Malraux était trop idéaliste, trop élitiste, et politiquement trop éloigné du peuple, pour défendre un droit populaire et démocratique à l’art, et pour admettre les mécanismes d’accès aux œuvres que Pierre Bourdieu décrira dans son livre L’Amour de l’art. Aux antipodes de Malraux, Bourdieu mobilise les outils de la sociologie pour soutenir que les contacts directs avec les œuvres ne peuvent être féconds qu’à la condition de «s’exercer sur des sujets que l’action systématique et prolongée de l’Ecole a préparés à en subir l’effet». Il précise en outre, à l’encontre des Maisons de la culture, que l’institution scolaire est la seule capable de «développer chez tous les membres de la société sans distinction l’aptitude aux pratiques culturelles».

Enfin, à la différence de cet idéal de «culture pour tous», voire d’«élitisme pour tous» cher à Jean Vilar, Malraux s’est prononcé en faveur d’une «culture pour chacun». Selon lui, «dans l’un des cas, il s’agit, en aidant tout le monde, de faire que tout le monde aille dans le même sens; dans l’autre cas, il s’agit que tous ceux qui veulent une chose à laquelle ils ont droit puissent l’obtenir» (Assemblée nationale, 27 oct. 1966).
Par delà le mode binaire de sa pensée, le célèbre ministre-écrivain confirmait là, et approuvait, que «tout le monde» n’a pas droit à la culture, et que son action ministérielle se limitait à satisfaire seulement l’élite les détenteurs légitimes de ce «droit». Il révélait le sens de son action: ne pas chercher à élargir le périmètre social du «droit» à l’art et à la culture, mais en conforter et satisfaire les ayants droit.
Ce faisant, Malraux manquait évidemment l’essentiel, à savoir que la «culture pour tous» n’est pas l’envers mais la condition de possibilité d’une «culture pour chacun». Son itinéraire politique lui faisait également ignorer qu’une «culture pour tous», dès lors qu’elle est démocratique, ne contraint pas «tout le monde à aller dans le même sens», mais prépare au contraire chacun à trouver sa voie, à soi avec les autres…

Nourries des valeurs modernes et républicaines d’égalité, de liberté, de progrès et d’émancipation, les forces sociales et politiques démocratiques, et les mouvements d’éducation populaire, ont durant tout le XXe siècle soutenu l’utopie d’un droit égal pour tous à l’art et à la culture. Et cela d’autant plus vigoureusement que l’art et la culture étaient, au même titre que l’école, perçus comme des facteurs d’émancipation et d’ascension sociales largement confisqués par les «héritiers» (Bourdieu) des possesseurs du capital économique et symbolique.

Mais au cours du dernier quart de siècle, la situation de l’art et de la culture a changé beaucoup dans les sociétés occidentales démocratiques. L’art s’est banalisé, massifié, et marchandisé, sans vraiment se démocratiser. Mais en passant de l’ordre de la rareté à celui de la profusion sa valeur distinctive s’est émoussée.
En France, ce processus s’est véritablement enclenché sous l’impulsion de Jack Lang, ministre de la Culture, qui, en instituant les Frac (Fonds régionaux d’art contemporain), a tissé un réseau national de diffusion des artistes et des œuvres contemporains. Ce qui était auparavant circonscrit à un espace géographique et social essentiellement limité à Paris et à quelques métropoles régionales, devenait ainsi accessible sur l’ensemble du territoire national. Un univers jusqu’alors géographiquement, symboliquement et socialement lointain devenait soudain presque familier. Les conditions d’exercice du «droit à l’art» s’en trouvaient améliorées, sans que les barrières sociales et culturelles n’en fussent pour autant abolies.

Loin de n’être qu’institutionnelle, cette dynamique de désacralisation de l’art contemporain par l’instauration de proximités multiples des spectateurs avec les œuvres et les artistes s’inscrit dans une longue séquence esthétique qui aura, durant tout le XXe siècle, dans le sillage de Marcel Duchamp et des avant-gardes, déconstruit un à un tous les éléments propres aux œuvres jusqu’à les placer dans une indistinction par rapport aux choses ordinaires.
En outre, à la fin du siècle, cette séquence d’indifférenciation des œuvres, des pratiques artistiques, et même des lieux d’art installés dans d’anciens bâtiments industriels, s’est combinée à une autre séquence: celle d’une large porosité de l’art à tous les matériaux, techniques et supports étrangers à la tradition artistique occidentale; celle, aussi, de l’ouverture du périmètre de l’art à des pratiques qui en ont été longtemps exclues, comme la photo bien sûr, mais aussi le graff, les jeux vidéos, etc.

Si l’on peut aujourd’hui faire art avec n’importe quoi et n’importe comment; si l’indifférenciation rapproche certaines œuvres au plus près des choses ordinaires; si l’art ne transmet plus ni vérité ni valeur transcendantes, s’il n’est ni didactique ni éthique; s’il sombre, jusqu’à l’indécence parfois, dans la marchandisation et la spéculation; si, à l’encontre des utopies modernistes, l’art n’est évidemment pas la vie; alors, à quoi bon défendre pour tous un droit à la culture et à l’art? A l’art contemporain.

Tout simplement parce que, par delà ses dérives, ses excès, ses facilités, son hermétisme et son élitisme souvent, ses effets de mode et sa confiscation par les puissants du moment, l’art est encore l’un des rares lieux de résistance. Lieu minuscule et vaste où, artiste ou spectateur, l’on peut — encore parfois — risquer l’expérience de s’affranchir des tyrannies contemporaines, et entrevoir d’autres mondes possibles.
Face au règne du nouveau — vide, compulsif et mercantile — de la mode et de la publicité ; face à la dictature de l’information réduite à la propagation de «mots d’ordre», de «devoir croire»; face à l’implacable efficacité des machines de pouvoir des sociétés de contrôle ; l’art oppose la force inouïe de l’inattendu, du non-reconnu, du non-reconnaissable. De l’incontrôlable et de l’impossible. Ce par quoi il est un point politique de résistance.

André Rouillé

Le titre de l’éditorial reprend celui du colloque «Qui a droit à l’art ?», qui s’est tenu les 07 et 08 décembre 2012 à Tunis, à l’initiative Rachida Triki, professeur de philosophie à l’université de Tunis, directrice d’Association tunisienne d’esthétique.

L’image accompagnant l’éditorial n’est aucunement l’illustration du texte. Ni l’artiste, ni le photographe de l’œuvre, ni la galerie ne sont associés à son contenu.

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