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Publicis curating

PAndré Rouillé

L’époque est aux liens tous azimuts entre l’art et l’entreprise comme en témoigne la récente loi sur le mécénat qui vient renforcer le transfert des financements de l’art et de la culture du public vers le privé.
Maintenant que le mécénat est clairement assorti de réels avantages fiscaux, la figure du mécène va changer. L’individu généreux, désintéressé et cultivé qu’il était traditionnellement, va progressivement laisser place à des groupes guidés par des motivations de comptabilité et de communication plus que par la passion et le goût artistiques.

Ce qui n’est d’ailleurs pas en soi dramatique. Il n’est pas certain que l’art se portera plus mal sous le règne comptable des entreprises que sous le régime bureaucratique des gestionnaires de la culture. Rien ne dit cependant qu’il se portera mieux…

En tous cas, les règles vont changer. Et il faudra s’exercer à de nouvelles vigilances, et à de nouvelles compréhensions. D’autant plus que les stratégies industrielles vis-à-vis de l’art ne sont pas toujours d’une clarté totale. Exemple : la «hypegallery» (les lettres en gras sont importantes), autoproclamée «première exposition exclusivement réservée aux talents anonymes», qui va prochainement se tenir pendant un mois au Palais de Tokyo.

Selon le dossier de presse, les organisateurs de cette exposition sont le célèbre graphic designer Ruedi Baur, et surtout deux directeurs artistiques de Publicis qui travaillent à Londres principalement pour L’Oréal, Coca Cola, Ericsson.
Dès lors que le publicitaire endosse le rôle de commissaire, il n’est pas surprenant que le «concept» de l’exposition ressemble plus à un slogan parfaitement ciblé qu’à une problématique esthétique : «Hypegallery est la première exposition qui invite les étudiants et professionnels — graphistes, photographes, réalisateurs et illustrateurs — à laisser libre cours à leur créativité et leur inspiration».
De quelle manière ? «Hypegallery leur apportera la technologie d’impression et de projection pour exposer leur création et surtout un lieu d’exposition qui leur ressemble et qui les confronte au grand public».

Et comme s’il ne suffisait pas d’offrir à tous les «talents anonymes» un accès à «l’un des plus grands musées parisiens» dans une ville aussi dépourvue de lieux et d’opportunités pour exposer, tout cela sera gratuit. Les entrées seront libres, et aucune sélection ne s’exercera dès lors que les images seront éthiquement et légalement recevables.
Toutes les œuvres proposées seront donc exposées à cette seule condition : « Le titre de l’œuvre devra inclure les lettres H et P (ex : Champ libre, Hold up, Haut perché)».

Condition aussi mystérieuse que dérisoire en regard de l’offre pour le moins alléchante, et des coûts qu’une telle opération exige en communication, en matériel et en location d’un espace de 1100 m2 au Palais de Tokyo.

Curieusement, rien dans le dossier de presse (des organisateurs) ne permet d’en savoir plus. Il aura fallu s’informer par d’autres canaux pour apprendre que l’opération a été montée par Publicis à la demande de la firme Hewlett Packard (HP), célèbre fabriquant de cette «technologie d’impression et de projection» qui sera gracieusement mise à la disposition des «étudiants et professionnels graphistes, photographes, réalisateurs et illustrateurs» (la cible).

En d’autres termes, la rhétorique publicitaire qui vante une exposition accueillante, ouverte, libre, gratuite ; qui promet d’inverser, même temporairement, la difficile condition d’anonymat des créateurs ; qui fait miroiter «une formidable opportunité pour les artistes de se faire connaître du grand public» ; cette rhétorique, donc, habille tout simplement une opération qui transforme clandestinement le «site de création contemporaine» du Palais de Tokyo en show room pour les imprimantes, photocopieuses, projecteurs, ordinateurs, etc., de la firme HP.

Cela ne va pas manquer d’accroître la confusion entretenue par certains qui se complaisent à répéter que l’art contemporain est le règne du n’importe quoi.
Les visiteurs vont prendre pour de l’art ce qui n’est que du marketing déguisé. A moins qu’un article brillamment argumenté n’explique que ce genre de marketing est l’une des dernières versions de l’art contemporain : du Hype-Art, très tendance…

Faut-il préciser que Maurice Lévy, l’actuel Président du Conseil d’administration du Palais de Tokyo, est également Président de Publicis.

André Rouillé.

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Douglas Gordon, Tatto (For Reflexion), 1997. Photo couleur. 59 x 59 cm. Collection Lambert en Avignon, Courtesy Passage de Retz.

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