ÉDITOS

Psalmodies sur l’art contemporain

PAndré Rouillé

Le dernier livre de Paul Virilio, le maître de la pensée-panique, a les allures d’un essai sur l’art, au moins par son titre, L’Art à perte de vue, et par ceux de trois des quatre chapitres : «Un art exorbitant», «La nuit des musées» et «L’art à perte de vue». On s’attend donc à trouver les points de vue sur l’art, en particulier sur l’art contemporain, de l’un des célèbres théoriciens français.
Mais cette attente est si vite déçue que l’on se demande pourquoi afficher tant quand on a si peu, et si mal, à dire? Même si cela se cache derrière une écriture tout à fait paradoxale qui reproduit assez curieusement ce que l’auteur ne cesse de dénoncer au fil de ses ouvrages.
Rien n’est jamais démontré et argumenté, tout est affirmé à l’emporte-pièce à l’aide de collages de citations et d’affirmations, de rapprochements intempestifs dont les effets de sens oscillent entre l’inattendu et l’improbable

, le meilleur et le pire — parfois à la limite de l’acceptable. Le tout orné d’une accumulation de néologismes et de jeux de mots, plus ou moins pertinents et signifiants.
On pense à la rhétorique publicitaire pourtant très vilipendée par l’auteur, aux très abhorrés copier-coller, voire aux déclamations des rappeurs. Les bombardements lexicaux évoquent plus les tirs d’obus, dont Paul Virilio s’est fait le penseur, que les très argumentées analyses en vigueur dans le monde de la pensée académique.

Cela dit moins dans une intention polémique que pour souligner une réelle difficulté à suivre une pensée aux allures si approximatives. Et pour regretter que l’on écrive sur l’art avec apparemment tant de désinvolture.

Exemple : «Grâce à la propulsion hypersonique des fusées, ce n’est plus seulement le mur de la chaleur qui est atteint, c’est le mur de la lumière qui devient l’ultime objectif de notre vision du monde. Dans cette transmutation soudaine de l’esthétique, on aperçoit mieux la raison cachée de l’iconoclasme, la fin programmée de l’image fixe de tableaux interdits de cimaise, ainsi que l’engouement de l’art pour l’art de la performance, pour ces installations de toute nature, qui encombrent systématiquement l’espace des galeries et des musées. De même, on comprend mieux la persistance d’une sculpture dont l’inertie et la statique sont devenues emblématiques de ce sédentaire, de ce grabataire universel, contemporain de l’âge mégaloscopique. Et encore, l’importance historique du Land Art quand le paysage s’affiche au XXe siècle dans le film, l’arrêt sur image — photo-finish où le cliché n’est plus guère que la proximité d’une séquence gelée : celle de l’instantanéité» (p. 30-31).

Du magma verbal qui compose l’ensemble de l’ouvrage, on sent toutefois monter une profonde nostalgie pour un «art autrefois substantiel marqué par l’architecture, la musique, la sculpture et la peinture» qui aurait «progressivement dérivé vers un Art purement accidentel» (p. 10).
Ces «dérives» d’un art «substantiel» d’autrefois à un art «accidentel» d’aujourd’hui se manifestant par une série de passages: de la représentation à la présentation, de l’espace réel «des œuvres majeures» au temps réel des productions d’aujourd’hui supposées mineures, de la guerre froide (entre les nations) à la panique froide (du terrorisme), de la dissuasion militaire atomique à la dissuasion civile, etc.
Sans que l’on comprenne comment, précisément et concrètement, ces «dérives» s’enchaînent dans le cours du monde, et se manifestent dans les pratiques artistiques et les œuvres.

Quand, ici ou là, des artistes sont convoqués, le propos n’en devient pas plus convaincant.
Après avoir brièvement esquissé (décrété) une continuité menant de l’abstraction, aux monochromes d’Yves Klein et à «une peinture sans image», Paul Virilio poursuit ainsi par un de ces enchaînements dont il a le secret : «Lorsque plus rien ne peut nous atteindre, nous toucher véritablement, on n’attend plus la trouvaille de génie, la surprise de l’originalité, mais uniquement l’accident, la catastrophe de la finalité. D’où l’influence secrète, après l’expressionnisme (allemand) ou l’actionnisme (viennois), du terrorisme, comme si Jérôme Bosch et Goya avalisaient la débauche du crime» (p. 17).
Comprenne qui pourra…

De même, que signifie cette affirmation selon laquelle «le ‘dolorisme’ de l’art contemporain provient de la profanation non plus de l’art sacré des origines, mais bien de celle de l’art profane de la modernité» (p. 18) ?

Cette idée de double «profanation» est reprise en référence à la Lettre du pape Jean-Paul II aux artistes (1999). Selon Paul Virilio, les atrocité des deux guerres qui ont déchiré le XXe siècle ont abouti à ceci que «terrorisé, devenu ‘infirme de guerre’, l’art a été progressivement sommé d’exhiber les outrances de la souffrance et les calamités, sous peine d’exclusion du ‘champ d’honneur’ de la reconnaissance artistique. Violer, avilir ce qui restait encore de règles de l’art, dégrader les pratiques de l’art profane, comme l’on avait auparavant profané celles des divers arts sacrés, tel était l’objectif d’un siècle impitoyable, non seulement vis-à-vis de populations civiles martyrisées, mais de leur sensibilité soumise à l’équilibre précaire d’une terreur domestique, où la culture contemporaine allait bientôt surgir comme le simulateur du viol des foules» (p. 66).

Les questions qu’il faudrait ici poser sont nombreuses et souvent graves, non pas en raison de la richesse du texte, mais à cause de son indigence théorique, voire de ses résonances idéologiques scabreuses.

D’où vient cette conception d’un «art sommé d’exhiber les souffrances» de la guerre ? A quelles œuvres, à quels artistes, à quels mouvements artistiques cela renvoie-t-il ? Comment ce supposé double mécanisme de sommation-reconnaissance s’est-il exercé sur l’art ? Il n’est pas certain que Paul Virilio le sache vraiment…

Pourtant on retrouve là l’une de ses obsessions ainsi formulée dans La Procédure silence (2000) : «Si la terreur nazie a perdu la guerre, n’a-t-elle pas finalement gagné la paix» (p. 14) en s’incrustant de façon aussi sourde et indélébile qu’évidente dans nos formes de perception, en particulier par le truchement de l’art contemporain. Très vite, la question est relayée par cette affirmation : «Impitoyable, l’art contemporain n’est plus impudique, mais il a l’impudence des profanateurs et des tortionnaires, l’arrogance du bourreau» (p. 21). Sans commentaire.

Plus déclamatif qu’analytique, traversé de nombreuses récurrences lexicales et notionnelles, les textes de Paul Virilio, dans lesquels les mots et les idées s’enchevêtrent par delà la logique discursive, sont des blocs compacts qui, lorsque l’on veut en rendre compte, forcent à la citation longue.
Ce sont moins des pensées, des concepts, des analyses, des réflexions qui s’en dégagent qu’une litanie, un ressassement infini, sur le «désastre», la «peur», la «panique» du monde et de l’art contemporains, sur les horreurs de la modernité et du progrès, sur les «dérives» et «profanations». Une longue lamentation sur l’abjection et le paradis perdu.

Un regard brouillé par les larmes de la nostalgie sur le cours du monde et sur l’art. «L’art à perte de vue» ? «L’art impitoyable» ? En tout cas, un art contemporain réduit à une figure de discours, que Paul Virilio ne peut donc ni voir, ni penser.

André Rouillé.

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Torben Giehler, Alphaville, 2006. Huile sur toile. Courtesy galerie Suzanne Tarasieve, Paris.

Sauf indications contraires, les citations sont extraites de L’Art à perte de vue.

Lire
Paul Virilio, La Procédure silence, Galilée, Paris, 2000. 75 p.
Paul Virilio, L’Art à perte de vue, Galilée, Paris, 2005. 120 p.

English translation : Rose Marie Barrientos

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