Pourquoi le petit homme s’agite

Feuillet trouvé casuellement dans le sac d’une dame au milieu d’une foire mondaine et reproduit tel que trouvé, c’est-à-dire casuellement.

Pourquoi le petit homme s’agite? demande l’Ennemi.
Il est un petit homme que l’on voit partout. Et pourtant on ne le voit pas.

Est-ce pour cela que le petit homme s’agite? demande l’Ennemi.
Le petit homme est un obsédé. Il a une obsession. Pas vraiment une passion, plutôt une obsession.

Est-ce parce qu’on ne le voit pas? demande l’Ennemi.
Tout ce que le petit homme voit et qui le dépasse, tout ce qui ne le voit pas donc, le petit homme le raye. En vérité, il ne fait aucun mal. Il ne raye pas comme on grave, il ne souille pas comme on graphe. Le petit homme n’est pas un vandale. Lorsqu’il aperçoit une chose qu’il aimerait rayer, le petit homme sait qu’il doit «solliciter l’autorisation».

Est-ce parce qu’on ne le voit pas? demande l’Ennemi.
Toujours on lui accorde l’autorisation, car on sait que le petit homme n’est pas un vandale. Mais tout de même, on ne sait jamais, on a déjà vu des petits hommes apparemment bonshommes qui pouvaient s’échauffer, ou bien menacer, ou même réclamer.

Est-ce parce qu’on ne les voit pas? demande l’Ennemi.
Et puis le petit homme a fait ses preuves. Jamais il n’a débordé. Toujours il a rayé de la même façon, en assignant à ses rayures la même largeur. Parfois il change de couleur, mais il ne dépasse jamais. Quarante-quatre ans qu’il raye et pas une rature.

Est-ce pour cela qu’on ne le voit pas? demande l’Ennemi.
Le petit homme est un vrai maniaque, un tatillon. Son modèle est intangible, sa ligne intransigeante. Si on lui donne le droit de rayer, on doit le laisser faire toujours la même rayure. La teinte peut varier mais pas le trait. La seule fantaisie qu’il s’autorise est de renverser le trait en trois positions: verticale (classique), horizontale (académique), diagonale (audacieuse).

Est-ce pour qu’on le remarque? demande l’Ennemi.
Qu’on lui donne ce que l’on veut, pourvu que ça le dépasse, une colonne, un escalier, une façade, un tableau, mais cela finira rayé, irrémédiablement rayé. Cela tient ou cela ne tient pas, mais en passant le petit homme devenu vieux pourra dire à ses enfants: «Vous voyez, eh bien ça, je l’avais rayé. Bon, ils l’ont dérayé, mais à un moment, je l’avais rayé… Ou bien est-ce l’autre place? l’autre mur? l’autre quai?»

Est-ce pour cela qu’on le prend pour un fou? demande l’Ennemi.
Le petit homme n’est pas un peintre. Ce n’est pas parce qu’il peint ses rayures qu’il est un peintre. Cela, il n’aime pas. Des fois, on lui dit: «Ah c’est vous le peintre qui peint des rayures?»

Donc, on le voit? demande l’Ennemi.
«Non, je ne suis pas peintre, s’énerve le petit homme. Peintre ! Je suis rayeur moi monsieur.» Des fois, surtout lorsqu’ils sont vieux, ou morts même, cela arrive, on met les gens au musée. Mais, parfois, ils n’ont rien fait, vraiment. Ils sont au musée parce qu’on les y a mis, on les y a mis parce que quelqu’un s’est dit: «Tiens, lui, il peint. Normalement, quand on peint, on va au musée.» Et puis on l’a accroché là. Et on l’y a laissé, et on l’a oublié.

Donc on ne le voit pas? demande l’Ennemi.
Et puis un jour, quelqu’un passe et dit: «Mais qu’est-ce que ça fait là ça?» et il décroche le peintre qui ne voulait pas qu’on dise qu’il était peintre parce qu’il rayait dehors et tout le monde voyait ses rayures et lui disait gentiment: «Oh, eh bien, elles sont jolies vos rayures. Elles sont fortes. Vous faîtes rudement bien les contours.» C’est triste d’être pris pour ce qu’on n’est pas, surtout quand on veut l’être.

Alors on ne le voit pas du tout? demande l’Ennemi.
Du coup, en bas, le petit homme s’agite.