ART | CRITIQUE

Portraits

PEmmanuel Posnic
@28 Fév 2007

Plus qu’une réflexion sur la figure, Portraits interroge le corps. Le corps déchu, contrarié, brisé. Le corps comme révélateur des tourments ou des victoires. La notion de corps est ici bercée par le doute sur sa propre réalité, et par l’affirmation d’une posture identitaire.

Qu’y a-t-il de commun entre les transformations organiques d’Orlan et la fascination étrange pour le visage chez Gérald Petit, entre les corps déchus de Mark Raidpere et la description physique méticuleuse de Marianne Müller, entre les visages grotesques d’Armand Jalut, l’effacement de ceux de Maria Thereza Alves et la danse burlesque de Yuri Leiderman? Rien, si ce n’est l’intuition que le portrait est encore un sujet à réinventer.

Et l’exposition s’y emploie. Michel Rein réunit ces six artistes d’horizons divers explorant aussi bien les territoires de la peinture, de la photographie et de la vidéo. Plus qu’une réflexion sur la figure, Portraits interroge le corps. Le corps déchu, contrarié, brisé. Le corps comme révélateur des tourments ou des victoires. Le corps exposé et l’effet qu’il produit sur le spectateur. Telle est la rhétorique générale d’une exposition aux contours disparates, qui finit malgré tout par présenter une structure homogène autour de cette notion de corps, bercée d’un côté par le doute sur sa propre réalité, de l’autre par l’affirmation d’une posture identitaire.

Yuri Leiderman est à classer de ce côté-là. Sa vidéo placée au centre de l’espace le montre affublé d’un costume d’ours en train d’enchaîner d’un pas gauche une danse traditionnelle juive, une mélodie hassidique prompte à mettre en transe.
La scène est bien sûr cocasse, comme si le folklore fleuri de la judéité avait été adapté à la sauce Disney. L’ours tient dans ses mains un livre de Léonard et un autre de Duchamp, raccourcis et repères indiscutables de l’histoire de l’art occidentale.
La danse hassidique (cette racine chevillée au cœur), l’humour frisant l’absurde (le déguisement en ours, celui-ci étant également le symbole de sa patrie, la Russie), les repères artistiques (les «re-pères», pourrait-on avancer): tous les ingrédients de sa personnalité sont réunis, dans ses attachements et ses contradictions (Duchamp le Hassidique, 2002).

La trivialité n’empêche pas d’entrevoir des interrogations sur l’identité du corps. La vidéo de Mark Raidpere montre un Pole dancer sur une scène, tournant sur l’air de Cabaret autour d’une barre métallique.
Le visage du personnage est masqué par l’obscurité de la salle, son corps capte en revanche tous les puissants éclairages. Il danse en t-shirt et pantalon comme s’il n’avait rien à faire là, comme si sa présence n’avait rien de naturelle, comme si ce corps qui dansait de manière faussement nonchalante s’était détaché de sa volonté, des désirs qui auparavant l’habitait (Andrey/Andris, 2006).

Un corps oublié qui avance comme déambulerait un pantin: c’est l’effet qui retient l’attention des photographies de Maria Thereza Alves. Elle montre deux personnes dont l’identité (et par là même le corps et l’esprit) a été malmenée.
Le sculpteur John Spencer, parent de la princesse Diana, rejeté par sa famille et Mercedes Gomez, descendante de Cuauhtemoc, le dernier empereur aztèque avant l’invasion espagnole. Ils posent tous les deux avec un oiseau mort, symbole d’une légèreté ou d’une liberté évanouie.

Cette désertion du corps amène les artistes à poser la question de sa réalité, voire de sa matérialité. Les Self Hybridations d’Orlan ouvrent la potentialité d’une identité métisse qui, bien que rattaché au souvenir d’un croisement de patrimoines culturels définis (Occident et Afrique par exemple), se déshumanise dangereusement, à la lumière des manipulations génétiques actuelles.
Chez Gérald Petit et Armand Jalut, la figure apparaît massive et puissante, tellement présente dans la peinture de Petit et tellement torturée dans celle de Jalut qu’elle s’installe dans une irréalité étrange, une présence avérée mais laissée en lévitation. Quant aux autoportraits photographiés de Marianne Müller (A Part of My Life), ils ne saisissent que des bribes de son corps comme un récit à la fois érotique et contraint par la banalité du quotidien : un ensemble qui, délibérément segmenté, ne se reconstitue pas.

A cet intelligent parcours, Michel Rein met en écho l’une des dernières vidéos de Dora Garcia, Zimmer, Gespräche / Chambres, conversations (2006). Deux personnes, un officier de la Stasi qui rencontre une jeune femme, son indic civil. Se joue là aussi une tension autour du portrait: les deux personnages se dévoilent petit à petit sans pour autant perdre la face. Tous les gestes, toutes les attentions portées à l’autre sont autant de moyens de le faire flancher. La polarisation dominant/dominé change de camp à la mesure de leurs conversations tout en retenue, la sensualité et la douceur de la femme affrontent l’autorité et l’apparente maturité de l’homme.
Dora Garcia filme ce cache-cache en huis-clos sans déterminer ni le temps ni le lieu de l’action. Elle concentre son travail sur la matérialité de ses deux corps en prises avec leur doute et leur force. Leur réalité finalement.

Maria Thereza Alves
— John Spencer, 1988. Color photograph mounted on aluminum.
— Mercedes Gomez, 1988. Color photograph mounted on aluminum.

Orlan
— Self-hybridations africaines, 2000. Masque de Danse «Pwevo» et visage de femme Euro-forézienne. Color light box. 156 x 125cm.

Dora Garcia
— Zimmer, Gespräche, 2006. Video-work (color). Master HDV. 28 minutes.

Mark Raidpere
— Andrey/Andris, 2006. Video-work (color) Master mini-DV transfered on DVD 6’14’’.

Yuri Leiderman
— Duchamp le Hassidique, 1988. Video-work (color) 1’29″.

Armand Jalut
— La dame, 2006. Oil on canvas. 100 x 80 cm.

Marianne Mûller
— Part of my life M mit Kimono (hotelzimmer) II. 1995. Baryte prints & c-prints. 150 x 100 cm.
— Schuhe, 1993. Baryte prints & c-prints. 150 x 100 cm.
— Ârmel, Jupe, 1996. Baryte prints & c-prints. 150 x 100 cm.
— Haare vor Gesicht, Angestrengter Akt (Wâre gern), 1997. Baryte prints & c-prints. 150 x 100 cm.

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