ÉDITOS

Politique de l’esthétique, esthétique de la politique

PAndré Rouillé

En ces temps de crise, de grande instabilité, et de bouleversement des évidences, curieusement les stéréotypes résistent. La pensée tend à s’ossifier et à se crisper sur de vieux schémas.
On continue ainsi à entendre et lire les affirmations péremptoires selon lesquelles l’art et de la culture évolueraient dans une stricte pureté apolitique, et que l’on ne devrait les aborder que le nez collé aux œuvres, hors des circonstances, aveugles et sourds aux mouvements extra-artistiques auxquels ils sont pourtant nécessairement mêlés.
Or, aujourd’hui plus que jamais, il ne s’agit pas de se demander si l’art et la culture sont ou non politiques, ni de proclamer autoritairement le principe de leur apolitisme, mais d’examiner cas par cas, aussi précisément que possible, comment ils sont politiques

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S’il fallait justifier la posture ici adoptée de toujours considérer les œuvres dans la globalité de leurs déterminations, y compris sociales et politiques, on pourrait évoquer une longue filiation de philosophes allant, notamment, de Georg Simmel, Hannah Arendt et Theodor Adorno jusqu’à, plus récemment, Jacques Rancière.
On pourrait, comme on l’a fait ici encore, plus pragmatiquement observer les mécanismes de grands événements emblématiques tels que l’exposition récente de Jeff Koons au château de Versailles, et plus largement encore, prêter attention aux fonctionnements de l’art et de la culture contemporains.

On comprendrait ainsi la profonde et fondamentale intrication qui unit l’économie et la circulation des œuvres avec leur matérialité et leur esthétique. Selon Adorno, l’art est indissociablement «autonomie et fait social». Les œuvres se situent à la conjonction de problématiques intrinsèquement artistiques et de déterminations sociales et économiques. En elles l’intérieur de l’art croise l’extérieur des forces extra-artistiques. Mieux encore : les forces sociales, économiques et politiques agissent sur les formes des œuvres, et sont converties par les processus artistiques en forces esthétiques. Ce pourquoi, selon Adorno toujours, «la forme, c’est du contenu sédimenté» (Théorie esthétique).

Si l’on devait en outre se convaincre des usages politiques de l’art et de la culture, il faudrait relire les déclarations des plus hautes autorités de l’État, en particulier celles du Président de la République qui, encore à Nîmes le 13 janvier dernier, a très explicitement instrumentalisé la culture en la transformant en socle de l’identité nationale avec des accents que ne renierait pas le titulaire du très politique Ministère de l’Immigration et de l’Identité nationale. (Lire l’éditorial n° 262).
Conjointement à cette mission identitaire, qui s’est également exprimée à propos du patrimoine ainsi que dans l’annonce de la création d’un futur «Musée de l’histoire de France», l’art et la culture ont été érigés en rempart contre la crise qualifiée pour l’occasion de «crise morale et culturelle» qui, à l’inverse d’une crise financière, économique et sociale, s’exprimerait par un «besoin de sens et un besoin de repère». Et le Président de très significativement insister : «C’est là où la culture a toute sa place» !…

La crise, qui sert désormais de justification récurrente au rythme soutenu des réformes, s’accompagne d’une esthétisation croissante de la politique du chef de l’État. En d’autres termes : l’aspect politique des réformes ne réside pas seulement dans leur contenu, mais aussi dans leur forme, en l’occurrence dans leur tempo. En politique aussi, la forme, c’est du contenu sédimenté.

L’esthétique temporelle de l’action du Président de la République s’est évidemment imposée dès sa prise de fonction au travers des spectacles télévisés de ses joggings faussement privés. L’inélégance visuelle importait moins politiquement que le mouvement que l’exercice imprimait à la fonction: la France ébahie n’avait jamais vu le plus haut dignitaire de l’État courir en short…

Par-delà Jacques Chirac, c’est avec François Mitterrand que s’opérait en fait la rupture, avec le socialisme évidemment, mais surtout avec la politique conçue comme un art de la lenteur. Il s’agissait de prendre le contre pied d’une façon de gouverner fidèle à la célèbre devise mitterrandienne : «Laisser le temps au temps».
François Mitterrand était passé maître dans l’art de laisser le temps faire souterrainement son œuvre par-delà les accélérations et soubresauts du quotidien. Son temps était celui de la maturation, de la distance et de la sérénité, celui de la «force tranquille». Habité par les livres et la culture classique, ancré dans l’épaisseur de la terre, le temps mitterrandien était le personnage tutélaire du pouvoir.
 
Loin d’attendre les tours et détours du temps, Nicolas Sarkozy veut au contraire le forcer, le maîtriser, le bousculer, le provoquer. Non pas l’abolir, mais le dépasser. Ce n’est plus le temps qui préside en France, mais la vitesse.
Cette course sans relâche contre le temps prend la forme d’une course de vitesse contre «les forces du conservatisme et de l’immobilisme» et définit les contours d’une esthétique.

Cette esthétique de sa politique, renforcée et légitimée encore par la crise, le chef de l’État la décline à l’envi dans chacun de ses discours, en particulier dans celui du 22 janvier 2009, prononcé «à l’occasion du lancement de la réflexion pour une stratégie nationale de recherche et d’innovation».
Ici comme ailleurs, il explique inlassablement sous la forme d’une véritable ritournelle que, «face à la crise», une «stratégie de l’immobilisme, de la frilosité et du repli sur soi, nous est interdite» ; que «la crise nous donne l’occasion d’accélérer la modernisation des structures obsolètes et de changer nos mentalités» ; que «le risque n’est pas dans le mouvement, le risque est dans l’immobilisme» ; que «tout ralentissement dans le rythme des réformes se traduira par un retard que nous paierons très cher» ; et qu’«il est temps d’agir, toute hésitation serait une faute», etc.

Les discours du chef de l’État, où les grands traits de sa politique se mêlent à une esthétique de la vitesse, convergent avec ses joggings d’hier, les mouvements incontrôlés de son corps, son désir ubiquiste d’occuper tout l’espace géographique, social et politique du globe et du pays, voire son goût ostentatoire pour les grosses montres (le fameux «bling-bling»), et évidemment avec le nouvel activisme de l’État et la succession frénétique des «réformes».

Cette esthétique très fortement — et très curieusement — marquée par les formes, les valeurs et les «grands récits» modernes du Futurisme du siècle dernier, a pour fonction politique d’opposer de façon binaire le mouvement et l’immobilisme, la modernité et l’obsolescence des structures et des mentalités:  le bon à construire et le mauvais existant à changer. Elle vise aussi à aplatir sous ce grossier manichéisme une série d’oppositions qui fissurent la société.

Il s’agit de mettre en forme et en scène la fiction d’une équivalence entre mouvement, modernité et politique présidentielle. Et d’arracher l’assentiment sur le registre émotionnel de la sensation. Au-delà de toute raison.

André Rouillé.

Lire
— Discours de M. le Président de la République. Discours à l’occasion du lancement de la réflexion pour une Stratégie Nationale de Recherche et d’Innovation. Palais de l’Élysée. Jeudi 22 janvier 2009

— Discours de M. le Président de la République. Voeux aux acteurs de la Culture. Nîmes. Mardi 13 janvier 2009
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