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Pindorama

Le triptyque de Lia Rodrigues pose la question des rituels, des sacrifices, des pactes qui seraient nécessaires pour donner forme à un corps collectif, même s’il ne devait durer qu’un moment. À travers sa gestuelle incarnée et énergique, la chorégraphe ne cesse de demander de quoi est faite une communauté humaine?

Pindorama constitue le troisième volet d’une trilogie, débutée avec Pororoca, et centrée autour de la question du collectif. Quels rapports entretiennent ces différentes pièces entre elles? Est-ce que Pindorama vient «clore» ce cycle?
Lia Rodrigues. Une création commence toujours longtemps en amont, elle chemine intérieurement avant de se concrétiser. Je réfléchissais déjà à cette pièce pendant que je travaillais sur la précédente –et j’avais déjà en tête cette idée de triptyque, comme trois objets s’articulant les uns par rapport aux autres. Pour moi, cette pièce est la troisième du triptyque, mais pour autant, je ne dirais pas qu’elle le « eferme» mais plutôt qu’elle ouvre un nouvel horizon, un nouveau point de départ. Dans le mot «trilogie», j’entends tout de suite quelque chose de lourd, de très posé, comme trois blocs —alors que pour moi, les passages, les échos, tout ce qui circule entre ces pièces se fait de manière très fluide. C’est pour cela que je préfère parler de tryptique, comme des tableaux dont les motifs se mélangent, se répondent. Concrètement, le principal changement pour cette pièce provient des danseurs. Je conserve le nombre de 11 danseurs —cela me paraît être un bon équilibre pour traiter cette question du collectif— mais cette fois-ci, j’ai souhaité renouveler l’équipe; cela constitue une découverte, une manière d’aller vers l’autre. C’est à la fois une mise en danger, et quelque chose d’excitant. J’ai donc fait une audition, en partant du thème de l’œuvre de Clarice Lispector, sur laquelle j’ai mené des ateliers au Brésil. Le travail sur son œuvre m’a beaucoup aidé à entrer dans le processus de création. La pièce elle-même ne va pas être construite à partir des livres de Clarice Lispector —pour moi c’est une source d’inspiration plus profonde : elle ouvre un espace imaginaire. La littérature m’aide à mettre en route une réflexion.

D’où vient le désir de poser une nouvelle fois cette question du collectif au cœur de l’acte de création?

Lia Rodrigues. Cette question du collectif m’intéresse parce qu’elle est symbolique de l’ensemble de ma démarche, elle métaphorise aussi bien le processus créatif que le travail que je mène au sein de la favela de Maré depuis presque 10 ans, avec un centre culturel, une école de danse… Toutes les relations que je dois mettre en place, qu’il faut maintenir pour pouvoir être là —tous les gens avec lesquels il faut travailler— tout ça ne peut fonctionner qu’avec une certaine idée du collectif —fait d’espoir, de compromis, de discussions, d’énergie. Cette question est tellement présente dans ma vie, au jour le jour, que j’ai besoin de lui donner forme d’une autre manière par la danse. Au fond c’est un chantier permanent! Le triptyque est une réponse à ce besoin d’élaboration.
Et quand je dis que la pièce ne se referme pas, cela veut dire qu’elle ouvre aussi sur de nouvelles idées, de nouvelles pratiques en dehors du spectacle: elle ouvre vers la réalité.
Le fil rouge qui court entre ces pièces, c’est bien sûr la question de la relation à l’autre comment être soi-même tout en restant en relation avec d’autres —et comment cela change la relation à soi-même. Il y a un mot en portugais, qui est la forme verbale du mot
«autre»: outrar; cela signifie être l’autre, aller vers l’autre, être en relation avec l’autre, et ce verbe décrit parfaitement le type de relation que nous cherchons dans cette pièce.

Les trois pièces du triptyque commencent par un «p». Est ce purement un hasard, ou y a-t-il une raison à cela?

Lia Rodrigues. Lorsque j’ai créé Piracema, la deuxième pièce, c’était purement accidentel. Ce n’est qu’après que je me suis rendu compte que les trois pièces commençaient par un «p». C’est peut-être une particularité de la langue tupi, parlée par les peuples natifs du brésil —les trois mots viennent de cette langue. Pour Pindorama, le processus a été un peu différent: j’ai choisi ce titre pour les significations qu’il m’évoquait. D’ailleurs, il est venu beaucoup plus tôt que d’habitude. D’habitude, le titre arrive très tard au cours de la création, il vient cristalliser quelque chose. Là, j’avais besoin de cette signification pour lancer le travail.

Le mot est apparu avant, comme s’il formait déjà un paysage? À quelles significations ce mot est attaché?

Lia Rodrigues. Le mot paysage est très juste, et c’est à ça que Pindorama me fait penser. Il s’agit du nom du Brésil avant l’arrivée des Portugais. J’ai lu chez un historien brésilien que lorsque les Portugais sont arrivés dans leurs caravelles, par la côte, ils ont d’abord décrit une «terre vide». En fait, il y avait 5 millions d’habitants, qui occupaient la terre d’une manière que les colonisateurs n’étaient pas capables de voir. Ce qu’ils voyaient comme une terre vide était une terre habitée, cultivée. Pour moi, il s’agit d’une métaphore très importante : c’est l’idée que lorsqu’on ne reconnaît pas, on ne voit pas. Lorsqu’on ne connaît pas la culture de l’autre, l’autre n’existe pas. Soit la différence est niée, soit elle constitue une menace qu’il faut éradiquer. Que peut-on faire dans une terre vide? On peut tout faire, tout est possible ! Les habitants ne sont rien, ce sont des inférieurs. La culture, la subjectivité, la création des habitants est complètement niée. Pour moi, tout cela fonctionne comme une forte métaphore pour réfléchir à propos de l’autre. D’où vient ce désir de domination, de destruction, et comment inventer autre chose? D’un autre côté, cela m’amène au
Brésil contemporain, et à la place que le Brésil occupe dans l’imaginaire : on a le sentiment,
à l’étranger, que c’est un pays en pleine croissance — que tout va bien. Mais le pays est construit sur une sorte de bulle économique très dangereuse, qui risque d’exploser à tout moment. La coupe du monde qui va avoir lieu ici en est un très bon exemple : l’argent coule
à flot, alors que par ailleurs, la situation de millions de personnes est très compliquée, et que les inégalités ne cessent de croitre. Je le vois très bien en travaillant ici, dans la favela de Maré. Le quartier commence tout juste à être «pacifié» par la police, mais par ailleurs, les habitants manquent de tout.

L’idée de «corps collectif» qui se dégage de ce projet, ainsi que l’invention de « rituels » peut, par certains aspects, faire penser à l’œuvre de l’artiste brésilienne Lygia Clark. Est-ce une référence pour vous?
Lia Rodrigues. C’est amusant que vous parliez de Lygia Clark: j’ai montré un premier «essai» il y a une semaine, un «état» des improvisations en cours; et ce que nous avons fait jusqu’ici est très inspiré par l’œuvre de Lygia Clark. En particulier des expériences que j’avais mené sur son œuvre, Le Tunnel, lorsque j’avais eu l’occasion de la recréer pour une exposition qui lui était consacrée, en 1998. Les œuvres corporelles, l’art participatif, l’architecture biologique… toutes ces notions qu’elle a inventées sont très importantes pour moi, elles irriguent et nourrissent toutes mes créations d’une façon ou d’une autre. Là, nous avons essayé de recréer l’expérience —d’une autre manière bien sûr— d’un grand passage dans un tunnel en s’appuyant sur le corps des autres. Pour cela nous avons essayé de trouver des actions rituelles, permettant de se forer un passage. Au fond, ce tunnel, ce passage est également une métaphore de la pièce elle-même, qui constitue un passage vers autre chose? Oui, absolument, on peut le voir comme ça. Après, bien sûr, nous sommes encore en période de recherche, il est difficile de savoir à quoi ressemblera la pièce finale. Je suis au tout début du travail avec les corps. J’ai beaucoup d’images en tête, en partant de ces idées —de vide, de passage, de paysage— mais c’est toujours très différent lorsque ça s’incarne. Je voudrais créer quelques paysages éphémères —des paysages corporels et mentaux. Et travailler sur toutes les nuances, toutes les possibilités d’être ensemble —ou de ne pas être ensemble.

Dans cette optique de paysage et d’incarnation d’un corps collectif, allez-vous concevoir un décor, ou tout sera-t-il porté directement par les danseurs?

Lia Rodrigues. Je pense que comme les autres pièces, Pindorama sera la plus simple possible en terme d’espace. Cela pour des raisons à la fois esthétiques et économiques. J’essaie toujours de faire des pièces qui puissent être produites et montrées dans mon espace, à Maré dans lequel il n’y a rien, pas de lumières, pas de décors… Je pars de ce vide là —même si nous sommes 11 danseurs, ce qui est déjà important… Pour Pororoca déjà, mon idée était que toute la pièce puisse tenir dans une valise, afin de pouvoir voyager n’importe où au Brésil —même dans les endroits les plus dépourvus de conditions techniques. Pour moi, d’un point de vue politique, c’est très important— en regard de la situation de la danse au Brésil, qui est très problématique, pour laquelle il y a trop peu de moyens, d’espaces, de circuit. Du coup ce travail est complètement différent de ce que je peux faire quand je travaille en France. Je veux faire des spectacles qui puissent aller facilement vers le gens. Des pièces nomades pour corps collectifs…

Propos recueillis par Gilles Amalvi pour le Festival d’Automne à Paris.

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