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Photo poche 150

Né en 1954, photographe depuis la fin des années 1970, vous vous êtes très tôt consacré à la photographie sociale. Quel est le fondement de votre vocation?
Jean-Louis Courtinat. J’ai toujours ressenti le besoin, en tant qu’individu et citoyen, d’être du côté des plus faibles. Mais c’est à Eugene Smith que je dois d’avoir compris que la photographie pouvait servir une cause.
C’était en 1979. A cette époque, j’habitais Aix-en-Provence où je tentais de vivre de ma photographie en travaillant pour la presse locale. Je fréquentais assidûment le rayon photo d’une grande librairie située sur le cours Mirabeau, haut lieu de la vie aixoise. Un jour, je découvris le livre d’un photographe que je ne connaissais pas. Il s’appelait Eugene Smith. Je l’ouvris sur le reportage consacré à Maude Callen, une sage-femme noire qui a passé sa vie à soigner les habitants d’un petit village de Caroline du Sud. Le photographe, qui l’avait accompagnée pendant plusieurs mois, montrait son action auprès d’une population totalement démunie. Ses photos me bouleversèrent. Smith semblait habité par Maude Callen. Nous étions loin du simple reportage en images : il s’agissait d’un engagement humain total. Quelle empathie! Quelle compassion!
L’impact extraordinaire de ses photos auprès des lecteurs de Life qui les avait publiées avait permis de lever suffisamment de fonds pour que Maude Callen puisse créer l’hôpital dont elle rêvait. Smith avait gagné!
Ce fut pour moi une véritable révélation. D’un seul coup, je venais de trouver ma voie. C’est cela que je voulais faire. M’engager auprès des autres. Défendre leur cause. Dénoncer certes, mais aussi louer, célébrer.
Plus tard, mes Minamata à moi furent Villejuif, Nanterre, Bucarest… Mes Maude Callen, les soignants, les professionnels et les bénévoles que j’y ai rencontrés.

Pourquoi cet intérêt pour les plus faibles?
Jean-Louis Courtinat. Etre utile. Je ne cherche pas autre chose dans mon métier de photographe. Je n’ai jamais accepté d’être un spectateur. J’ai toujours été là où je pensais que ma présence pouvait être utile, convaincu que les images que je rapporterais serviraient ceux qui m’avaient permis de les faire.
Deux années vécues à l’Institut Curie m’ont permis de montrer toute l’humanité qui émane de ce service où sont accueillis des enfants malades du cancer. A Villejuif, j’ai voulu donner la parole aux soignants du service de gériatrie, trop peu nombreux pour prendre en charge une population de grands vieillards désorientés qui ne cesse de s’accroître. Au centre d’accueil des sans domicile fixe de Nanterre, c’est cet îlot de misère aux portes de la capitale d’un des pays les plus riches du monde que j’ai dénoncé. Avec les acteurs sociaux, professionnels et bénévoles des associations, c’est de générosité citoyenne qu’il s’agit…

Pourquoi cet intérêt pour les pauvres, les malades, les exclus de toutes sortes? Quelles sont mes motivations? Comment fais-je pour vivre aussi longtemps avec les gens?
A ces questions, je réponds sans hésiter que les sujets de mes reportages sont les véritables enjeux de ma vie, que je me sens investi d’une mission et que servir ces causes me rend parfaitement équilibré et heureux.

N’avez-vous jamais été tenté par une photographie autre que sociale?
Jean-Louis Courtinat. Je dois avouer qu’il m’est impossible de faire autre chose. A commencer par des photos de rue comme Robert Doisneau que j’ai connu dès mon arrivée à l’agence Rapho et dont j’ai été l’assistant pendant huit ans. Je l’accompagnais dans ses déambulations parisiennes, les épaules chargées de sacs et d’éclairages dont il se servait rarement. C’était un faux dilettante et un vrai professionnel. Il usait subtilement de sa bonne humeur communicative pour apprivoiser les gens.
C’est à ses côtés que j’ai pris conscience de mon incapacité radicale à faire des photos sur le vif. J’admirais sa façon de photographier, sa maîtrise de l’espace, son génie d’être toujours au bon endroit au bon moment. Moi, je n’y arrivais pas. Aucun hasard objectif. Je ne voyais rien. Doisneau allait à la rencontre des gens et les photographiait. J’avais, moi, envie de m’installer chez eux. Il savait créer un rapport privilégié avec ses modèles. Il revenait toujours voir ceux qu’il avait photographiés. Il leur offrait une image (j’ai adopté la même règle). Une déambulation laborieuse d’une année pour illustrer un livre sur Paris finit de me convaincre que je ne serais jamais un émule du maître…

Diriez-vous que la photographie est pour vous un moyen plutôt qu’une fin en soi?

Jean-Louis Courtinat. La photographie est pour moi un outil que je mets à la disposition d’une cause.
Parfois il s’agit de dénoncer des réalités intolérables pour tenter de les corriger. Je compte un certain nombre de petites victoires dont je suis fier. Ainsi, dans le service de gériatrie où j’ai vécu pendant plusieurs mois, le directeur de l’hôpital décida, après avoir vu mes photos, de refaire les douches qui étaient immondes. De même, à la suite de la parution de mon livre Les Damnés de Nanterre, les fonctionnaires de police – dont je dénonçais les maltraitances sur les sans-abris – furent remplacés par des aides-soignants.
Ces résultats peuvent paraître minimes. Ils justifient pourtant pleinement mon engagement photographique.
Je ne me complais pas dans la dénonciation. Je montre aussi des réussites exemplaires susceptibles de servir de références. Ainsi, ayant passé deux années à Faugeras, lieu de vie conçu pour des adultes handicapés, j’ai témoigné de l’utilité d’une telle structure dans laquelle les soignants peuvent vivre leur humanité avec les malades.
Il m’est arrivé cependant une fois de me heurter aux limites de mon engagement. C’était en 2001, j’étais parti avec une ONG en Roumanie afin de réaliser un reportage sur les enfants abandonnés dans les orphelinats. Comme toujours, je voulais partager, comprendre, témoigner. Je me suis trouvé face à une tragédie qui me dépassait. Je ne servais à rien. Impossible de trouver ma place dans cette horreur organisée. J’avais le sentiment d’enregistrer un malheur absolu sans savoir quoi faire. J’avais atteint mes limites. Devais-je rester? Fallait-il aller jusqu’au bout de mes ressources morales alors que je ne savais plus pourquoi je le faisais?
Incapable d’apporter la moindre réponse, je suis cependant resté parce que abandonner aurait été une plus grande trahison encore.

A l’exception de la Roumanie, vous n’avez jamais travaillé qu’en France malgré la multiplicité des problèmes sociaux dans le monde.

Jean-Louis Courtinat. Beaucoup de photographes vont loin de nos frontières. C’est très bien, mais aujourd’hui l’importance des problèmes justifie pleinement de travailler dans notre pays même. Je me méfie d’ailleurs un peu de l’exotisme photographique qui consiste à chercher à des milliers de kilomètres une souffrance qui est à notre porte.
La photographie sociale est par définition une photographie de proximité. Je pense qu’il est souvent plus difficile de travailler dans son pays car on est confronté à sa culture, à ses préjugés et à ses peurs.
De même est-il plus difficile de montrer des photos prises en France que dans les parties du monde les plus déshéritées ? Je reste toujours surpris par la réaction de certains magazines qui hésitent à publier des sujets réalisés chez nous. Lorsque j’ai présenté mon travail sur les SDF de Nanterre, la question que l’on me posait régulièrement était : “Dans quel pays as-tu bien pu prendre de telles photos?” Lorsque je répondais que c’était à dix minutes du quartier de la Défense, je sentais mes interlocuteurs mal à l’aise. “Mince alors…”

Votre œuvre qui s’étend maintenant sur plus de trois décennies ne compte au total qu’une quinzaine de reportages principaux. Vous êtes un photographe de la longueur.
Jean-Louis Courtinat. J’ai besoin de beaucoup de temps pour connaître les gens ; besoin de vivre avec eux, de leur parler, de les apprivoiser.
Au début je ne prends jamais de photos. Je déambule avec mon appareil autour du cou, j’adopte leur rythme. J’essaie de gagner leur confiance.
Il m’arrive très souvent de quitter mon statut de photographe pour devenir un véritable acteur social. Combien de fois ai-je transporté une personne sur un brancard des urgences ou collecté des vêtements pour les sans-abris de Nanterre! J’ai besoin de cela : participer concrètement et physiquement à la vie quotidienne du lieu où je suis. Comme si le simple rôle de photographe ne me suffisait pas.
Je pense que j’aurais pu être assistant social. Je travaille beaucoup avec des associations humanitaires. Je me sens proche d’elles. Je partage leur engagement et suis solidaire des causes qu’elles défendent. J’aime militer à leurs côtés. Je me sens très proche, par exemple, de l’association les petits frères des Pauvres qui réalise un travail dans la durée et où les rapports entre les personnes sont très forts.
Il m’est toujours difficile de terminer un sujet, de quitter ceux dont j’ai été très proche et avec lesquels j’ai vécu longtemps. Je traverse chaque fois une période de vide, un peu comme un deuil. Je conserve des relations avec eux, je les tiens au courant de ce que je prépare (livre, exposition…). Je garde toujours à l’esprit que ce n’est pas parce que je suis parti que leurs problèmes sont résolus. Je me dois de continuer à parler d’eux afin qu’ils ne tombent pas dans l’oubli.
Robert Delpire m’a dit un jour que j’étais un photographe d’intérieur. Il a parfaitement raison. Pour moi, point de grands espaces, point de pérégrinations à travers le monde. Mes sujets sont toujours liés à des lieux précis, des univers clos, intimes, que je peux contrôler et où je peux revenir souvent. Je ne m’éparpille pas, ne me disperse pas. Je me pose et je reste. Ainsi, lorsque j’ai voulu réaliser un travail sur la grande pauvreté, je me suis installé au centre d’hébergement de Nanterre, lieu spécifique, accessible et compréhensible pour moi.
Je fais peu d’images. Je passe beaucoup plus de temps à vivre avec les gens qu’à les photographier. Il peut m’arriver de rester deux mois avec une personne avant de faire une photo. J’ai toujours du mal à braquer mon appareil sur quelqu’un. J’ai peur que l’acte photographique ne brise la relation que j’ai nouée avec lui et qu’il ne se sente trahi.

Vous fonctionnez dans l’empathie…
Jean-Louis Courtinat. Je suis un affectif. J’ai besoin d’établir des liens forts avec les gens. Il m’est impossible de faire des photographies si je ne me sens pas totalement accepté. Je vis avec eux mais je ne dissimule jamais mon appareil photo car je ne veux pas tricher : je m’intègre mais reste photographe. L’immersion est toujours longue mais lorsque je sens enfin que j’appartiens au groupe, cela me procure beaucoup de plaisir. Comme je fais peu d’images, il arrive très souvent que les gens eux-mêmes s’étonnent : “On ne te voit jamais prendre de photos.” Je me sens alors rassuré. Ça y est, je suis accepté. J’ai alors l’impression que les images me sont offertes et j’éprouve un bonheur intense.
Je donne toujours des tirages à ceux que j’ai photographiés. C’est ma façon de les remercier.

Comment réagissent-ils?

Jean-Louis Courtinat. La plupart ont eu une vie difficile. Souvent, leur apparence physique s’est dégradée et ils supportent mal de se voir en photo. Certains y jettent un coup d’œil poli, la plient et la mettent de côté en me disant qu’ils la regarderont plus tard. Ils sont mal à l’aise et j’ai l’impression d’avoir commis une faute. D’autres au contraire se sentent valorisés car je suis la seule personne à s’intéresser à leur image. Ils placent leur photo quelque part, ils l’épinglent sur un mur, au milieu de cartes postales…

Y a-t-il des photographies que vous vous interdisez de faire?
Jean-Louis Courtinat. Je pense que tout ne se photographie pas. La qualité première d’un photographe est sans doute de savoir poser son appareil. Par respect.
Si l’on est parfaitement intégré, on trouve très vite sa place. On sait jusqu’où l’on peut aller : à quel moment on peut faire une image, à quel moment on doit s’effacer. Je l’ai souvent vécu à Nanterre où la violence était permanente et où il fallait parfaitement maîtriser le temps photographique afin d’éviter toute réaction de rejet.

Votre méthode de travail vous donne une place à part dans la photographie et en marge dans le photojournalisme.

Jean-Louis Courtinat. Je ne me considère pas comme un photojournaliste. Je ne procède pas comme tel. Le photojournaliste est en prise directe sur les faits. Il a des contraintes de temps. Il doit préparer minutieusement ses reportages et se plier aux exigences imposées par ses commanditaires, que ce soit la presse ou les agences. Je me sens plutôt proche du reporter-auteur, voire de l’artiste qui est parfois en mauvais terme avec la réalité.
Mes reportages sont toujours le fruit d’une rencontre ou d’une discussion qui suscite mon désir d’en savoir plus. Je ne raconte pas d’histoire structurée avec un début, un mi- lieu, une fin. Je travaille à l’affect, ce qui s’accommode mal de l’objectivité. Cette façon de faire a, bien sûr, un prix, des conséquences économiques dans l’organisation de ma vie personnelle, mon périple professionnel. Je les assume.

Quelle importance l’esthétique tient-elle dans votre conception de la photographie sociale ?
Jean-Louis Courtinat. Le photographe a deux leviers : le fond et la forme. Il doit les maîtriser parfaitement. Je crois à l’instant décisif. J’entends par là qu’il faut savoir appuyer au bon moment.
Je me focalise beaucoup sur les regards. Pour moi, le regard c’est l’émotion, et l’émotion est un catalyseur de la pensée qui peut nous amener à comprendre et à éprouver un sentiment de compassion pour ceux dont la vie est difficile.
Je me sens très loin d’une certaine évolution qui, selon moi, exagère l’importance de la photo comme objet d’art. Elle est un multiple, reproductible et, bien qu’il soit souhaitable de la reproduire et de la présenter aussi bien que possible, il ne faut pas – du moins lorsqu’il s’agit de photo sociale – que la valeur esthétique de l’objet prévale sur l’importance de ce que l’image transmet. Je laisse beaucoup de liberté aux utilisateurs de mes photos pour qu’elles leur soient utiles.
J’attache une extrême importance aux livres et aux expositions. Tous mes principaux travaux ont fait l’objet d’une édition. Ma préoccupation est que les livres circulent largement. Ils doivent être accessibles par leur prix et maniables par leur format. J’accompagne toujours mes images de légendes et de notes : cela permet à ceux qui ne sont pas sensibles à la photographie d’entrer malgré tout dans mon sujet.
De même j’attache beaucoup d’importance aux relations avec les jeunes. J’interviens dans les écoles de photographie, j’anime des stages… J’essaie de leur apprendre à s’immerger dans un lieu, à vivre avec les gens, à maîtriser leurs images.
Je conseille toujours d’étudier l’oeuvre des grands de la photographie. Non pas pour les imiter mais afin d’acquérir une culture visuelle qui leur permettra plus tard de développer leur propre regard d’auteur. Je pense, notamment, qu’un débutant ne peut pas passer à côté de l’oeuvre de Cartier-Bresson : pour la construction de l’image, le cadrage, le moment décisif… Il s’agit du premier photographe dont il faut ouvrir les livres quelle que soit la voie vers laquelle on veut s’orienter.

Quel sens donnez-vous à certains choix caractéristiques de votre travail : focale, noir et blanc, refus du recadrage…?
Jean-Louis Courtinat. Je photographie très près des gens. Après avoir longtemps utilisé un 35 millimètres avec le Leica, j’ai senti le besoin de me rapprocher et je n’utilise plus qu’un seul objectif, un 28 millimètres, que je garde en permanence sur mon appareil. C’est ma distance idéale.
J’essaie d’être le plus discret possible. Je choisis ma place et ne bouge plus, ne respire plus… Jamais de mise en scène. Il m’arrive de faire des portraits mais c’est toujours avec le consentement des gens.
Je photographie en noir et blanc. Cela me permet d’aller à l’essentiel. La lecture est simple et directe. C’est bon ou mauvais. Tout en ayant beaucoup de respect pour les photographes qui en font, la couleur me semble, dans mon cas, anecdotique et distractive. J’ai peur que celui qui regarde mes images soit détourné de mon propos ou qu’il ne regarde pas là où je veux qu’il regarde.
Je travaille en argentique. Le support du film me rassure. Trente-six poses c’est peu et beaucoup à la fois. Pas d’accumulation ni de paresse visuelle. Et puis j’aime le rituel du film. Apporter ses pellicules au labo, éprouver le plaisir de l’attente et de la réflexion. Récupérer les planches-contacts avec angoisse et fébrilité puis, compte-fil et crayon rouge en main, disséquer anxieusement chaque image. Etant extrêmement sélectif, je suis toujours mécontent de mes photos. C’est un vrai bonheur lorsque j’en garde une.
Je ne recadre jamais mes images. Aucun dogmatisme de ma part. J’ai toujours fait ainsi. Tout doit se passer lors de la prise de vue. Ni concession ni arrangement avec la réalité. Si je n’ai pas réussi à saisir ce qui m’était offert, c’est que je n’étais pas bon. Je dois y retourner et tenter d’être meilleur. Il ne s’agit pas d’autoflagellation : c’est une stimu- lation et une rigueur.

Où en est la photographie sociale aujourd’hui?
Jean-Louis Courtinat. Il n’a jamais été facile pour un photographe d’emprunter cette voie. La photographie sociale se situe à l’écart des courants.
Aujourd’hui, il faut beaucoup de passion, d’énergie et de persévérance lorsqu’on décide de travailler dans la durée. Les commandes sont peu nombreuses. La presse hésite à publier de tels sujets. L’arrivée des nouvelles technologies a transformé complètement le métier de photographe. Tout le monde fait des images, mais prendre une photo et avoir un véritable regard sont deux choses bien différentes.
Je rencontre beaucoup de jeunes qui réalisent des reportages sociaux de qualité. L’écriture a changé mais elle est tout aussi intéressante. L’engagement reste le même. Je suis donc optimiste. Rien de ce qui est humain ne doit nous laisser indifférents.

Entretien entre Jean-Louis Courtinat et Michel Christolhomme. Jean-Louis Courtinat, Photo Poche 150. © Actes sud 2013