ÉDITOS

Par delà l’«éclipse du sens»

PAndré Rouillé

Périodiquement la critique ne déteste pas s’arrêter sur un phénomène supposé constituer une scansion dans le cours de l’art, une sorte de déclivité pathétique qu’elle exprime en termes de «vacance», d’«éclipse» ou de «défection» du sens, voire de sa plongée «dans le brouillard». Pour le déplorer, ou pour en décrire méthodiquement les manifestations supposées comme le font aujourd’hui, par exemple, et avec d’autres, Michel Gauthier et Elisabeth Wetterwald dans deux (excellentes) publications théoriques récentes consacrées à l’art contemporain : Fresh Théorie II et 20/27.
La tonalité souvent dramatique et métaphorique

de l’exposé sur ladite «éclipse du sens» semble étrangement faire peu de cas de la «logique du sens», précisément. Elle renforcerait même cette intuition que la question du «sens» et de son «éclipse» n’est pas la mieux appropriée pour rendre compte des œuvres mobilisées et de quelques uns des grands phénomènes de l’art contemporain.

L’«éclipse» est diagnostiquée dans des œuvres dont les formes et l’économie esthétique sont à l’exact opposé de celles qui, au cours des années 1990, étaient entièrement conçues pour susciter des relations entre les spectateurs : des embrayeurs de dialogues sociaux et humains à la place des choses «muettes» de la production artistique ordinaire. Rirkrit Tiravanija créait ainsi des espaces ouverts et conviviaux dans les lieux mêmes de l’art où l’on était convié à se reposer, à boire, à manger, à écouter de la musique…

Les œuvres proposées comme emblématiques de l’actuelle «éclipse du sens», inversant de fait son non moins supposé rayonnement antérieur, sont faites de choses dites «silencieuses, sans plus d’emploi que de mode d’emploi». Des œuvres qui «refuseraient la narration» et bloqueraient tout «récit dans lequel il serait possible de se projeter». Des œuvres «témoignages de rien, orphelines de tout, détachées de tout contexte social». Bref, des œuvres «célibataires» ; des œuvres «ne renvoyant à nul ailleurs invisible, à nulle profondeur cachée» ; des œuvres «fort peu enclines à déclencher des réactions verbales, perceptives ou physiques et foncièrement, littéralement, ‘non engagées’».

La vacuité, le rien, la solitude, l’indifférence, l’absence, la mutité: tout ce pathos constituant la trame des textes vient paradoxalement contredire le propos. Comment des œuvres si dépourvues de tout peuvent-elles en effet nourrir tant d’éloquence, sinon de narration ?

Ces œuvres, que le sens aurait désertées à la mesure de l’aridité de leurs formes, sont celles de Didier Marcel (ses «hélices en lente giration brassant du vent, au propre comme au figuré»), celles de Mathieu Mercier (une table sur le plateau métallique de laquelle «deux cylindres tournent absurdement à vide»), celles de Jeppe Hein (un panneau d’affichage dont les facettes pivotent pour «exhiber les versions successives et identiques d’une vacance du sens»), celles de Philippe Decrauzat (deux ampoules électriques fixées aux extrémités d’un tube en forme de T, qui clignotent lentement — «signaux sans message, stimuli sans effet»).

Si les différences sont évidentes entre les deux groupes d’œuvres, il n’est pas certain que le «sens» permette d’en rendre raison de façon pertinente, surtout quand il est, jusqu’au contresens, accroché en creux à l’ordre du social, de l’humain, de l’utile, du raisonnable, du récit, etc.
Plus que par le «sens», qu’il conviendrait d’ailleurs d’établir dans chaque cas et de toujours penser au pluriel, les œuvres «relationnelles» des années 1990 s’opposent aux «machines célibataires» d’aujourd’hui par la façon dont les unes et les autres considèrent l’œuvre et le rôle de l’artiste. Les secondes ne signifient pas moins que les premières, elles formalisent différemment les rapports entre l’artiste, l’œuvre, la vie et l’acte artistique.

En substituant des relations et des rapports sociaux et humains à des choses matérielles, en déléguant aux spectateurs une part du rôle de l’artiste, en passant d’un art-chose à un art-événement, les performances «relationnelles» procédaient à un désœuvrement de l’art, c’est-à-dire à une désacralisation des œuvres combinées à une désublimation de l’artiste. Rirkrit Tiravanija n’installait évidemment pas ses fourneaux dans l’enceinte du musée pour le plaisir culinaire des visiteurs, mais pour procéder à une nouvelle formalisation de l’œuvre et de l’artiste.
La forme étant ici entendue non seulement comme la mise en forme d’une matière, mais surtout comme «ce que l’acte artistique autorise de pensée nouvelle» (Alain Badiou, Le Siècle, p. 225).

Mathieu Mercier, Didier Marcel ou Philippe Decrauzat procèdent, chacun à sa manière, à une reconfiguration manifestement antihumaniste de l’œuvre, en s’éloignant autant que possible de la vie, c’est-à-dire en refusant clairement la subjectivité, les usages, le corps de l’artiste et des spectateurs, etc. Ce faisant, ils s’inscrivent également, mais de façon totalement singulière, dans le vaste courant de désœuvrement de l’art.

Mathieu Mercier part toujours de choses qui sont déjà là, dans le champ de la production utilitaire et manufacturée. Mais quand, par exemple, il réalise une sculpture à partir d’étagères, c’est en faisant explicitement référence à Mondrian pour trouver à celles-ci une qualité — et du sens dont elles manquent terriblement.
En refusant tout pathos de l’invention, de l’expression, de la participation et de la prise de position, en cherchant à être le plus absent possible, Mathieu Mercier déplace délibérément l’acte artistique aux confins du bricolage, des arts appliqués, de l’architecture et de la décoration d’intérieur.

Le vide et le presque rien ne sont pas ici l’effet d’une «éclipse» ou une «vacance» de quoi que ce soit, mais les modalités d’une autre (ou nouvelle) formalisation de l’art, par delà l’interprétation et la trop hasardeuse quête du «sens» des œuvres.

André Rouillé.

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Mathieu Mercier, Multiprise, 1998. 20 prises électriques, plâtre. 60 x 50 x 60 cm. Courtesy galerie Chez Valentin.

Lire :
— Michel Gauthier, «Le temps des nécromants», Fresh Théorie II, éd. Léo Scheer, Paris, 2006.
— Elisabeth Wetterwald, «Pretty Vacant», 20/27, M19, n°1, 2007.
— Alain Badiou, Le Siècle, Seuil, Paris, 2005.
— Gilles Deleuze, Logique du sens, Minuit, Paris, 1969.

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