ART | CRITIQUE

Pan

Vernissage le 03 Fév 2017
PFrançois Salmeron
@21 Fév 2017

Se présentant volontiers comme un «maître du désordre», Taro Izumi souligne l’absurdité des comportements normalisés qui régissent nos sociétés, nos pratiques, nos perceptions. Pourtant, ses installations nous ont paru particulièrement lisses et faussement chaotiques, décomposant tout geste ou tout mouvement spontané en une succession de vues figées.

On avait découvert Taro Izumi en 2013: ses installations et performances, foisonnantes et chaotiques, loufoques et absurdes, qui se référaient en partie au trauma des séismes japonais de 2011. Si l’on rencontre le même ton et le même type d’expérimentations autour de la question du chaos, la nouvelle exposition de Taro Izumi au Palais de Tokyo nous a laissés toutefois perplexes.

Eloge du chaos

Taro Izumi se présente volontiers comme un «trickster», c’est-à-dire comme un trublion, un jeteur de troubles. Il passe pour un artiste imprévisible, chaotique, un «maître du désordre», un déclencheur de catastrophes. En cela, ses principes artistiques, à l’instar du «Renard Pâle» de Camille Henrot, visent à réintroduire des incertitudes, de la confusion, voire des accidents, face au rationalisme forcené, aux codes, normes et règles qui quadrillent convenablement nos vies, nos pratiques, nos perceptions. Un mur de briques, symbole de rigidité et de planification, nous accueille d’ailleurs au début de l’exposition (To forget the day that I forgot to wear sunscreen), tandis que des hurlements de loup retentissent dans le Palais de Tokyo.

Pourtant, la salle principale de «Pan», plutôt que de tirer à boulet rouge sur toute forme d’ordre, et de faire voler en éclat les conventions, apparaît comme un espace relativement vide, loin de la profusion des installations à laquelle l’artiste nous a habitués. On a plutôt l’impression de parcourir une scène déserte, comme si une troupe d’acteurs s’était volatilisée, et avait laissé derrière elle quelques accessoires – on retrouve d’ailleurs un peu plus loin des jambes suspendues au plafond du Palais de Tokyo.

On rencontre des paires de chaussures disséminées sur une moquette, résidus d’une performance filmée. En effet, une vidéo retransmet une séquence au cours de laquelle des jeunes hommes et des jeunes femmes aux jambes raccourcies et aux yeux bandés, s’orientent mécaniquement vers une source sonore déterminée. Le sol, troué en quelques endroits, apparaît comme une sombre trappe au fond de laquelle des objets se brisent. Leur éclat attire l’attention des performeurs qui se tournent dans leur direction, comme des automates.

Victimes de la mode

On y verra certainement la métaphore d’un déterminisme social, d’une absence de spontanéité individuelle, d’un comportement de troupeau. On rencontre d’ailleurs deux chaises d’arbitre de tennis, comme pour signaler qu’un regard autoritaire nous surplombe, nous surveille et nous contrôle quotidiennement. Quelques victimes de la mode apparaissent çà et là. Le podium et le piédestal sur lesquels on les place fétichisent la démarche rectiligne des mannequines et des héroïnes faussement excentriques sur lesquelles on calque nos apparences, nos goûts, suivant les tendances et les produits d’une industrie «marketée».

Dans cet univers où tout sonne «fake» et convenu (des fruits qui pourrissent sont repeints pour paraître aussi colorés et appétissants que dans des pubs), Taro Izumi envoie quelques flèches. Des structures en bois bricolées longent les murs du Palais et nous mènent jusqu’à des postes d’archers (The piercing wink of the star that is not visible). Les flèches décochées viennent déranger l’ordre des lettres «eels» (soit «anguilles» en anglais) et suggèrent une dualité: la trajectoire droite des flèches contre le mouvement ondulé des anguilles, l’agencement ordonné du lettrage contre le désordre et les perturbations que provoquent les archers.

On découvre encore chez l’artiste un humour grinçant comme lorsqu’il catapulte des colliers de perles vers une odalisque posant au milieu de plantes vertes, alors que ses assistants accourent et se disputent pour ramasser le bijou projeté. On y décèlera une critique de notre avidité, de notre avarice, de notre matérialisme (on aime ce qui brille), une critique des poses convenues, des postures que prennent les artistes (à l’instar de l’odalisque), et des dernières tendances de l’art qui s’acoquinent volontiers avec du design, de la déco d’intérieur, et se glorifient de faire de l’art «Ikea» (combien d’expositions avons-nous vu dernièrement avec des plantes d’intérieur, des bouquets de fleurs ou des matériaux «cheap» à tout va!).

Maîtriser le désordre: une contradiction dans les termes?

Néanmoins, la proposition de Taro Izumi ne nous a pas semblé si saugrenue, excentrique, chaotique ou contestataire qu’elle voudrait le laisser penser. L’espace, les surfaces et les matériaux demeurent bien lisses: les chaussures restent présentées par paires, la moquette recouvre tout le sol et amortit les coups que l’artiste semble vouloir porter, les planches de bois utilisées lors des séances de bricolage sont impeccables, les projecteurs et les écrans sont strictement alignés.

On a ainsi l’impression que si Taro Izumi se revendique comme un «maître du désordre», la forme n’épouse pas le fond: une contradiction éclot au sein même de cette expression et de cette volonté d’orchestrer ce qui, par essence, semble se soustraire à tout principe d’organisation. On comprend la portée critique, humoristique ou sarcastique du message de l’artiste, qui souligne l’absurdité de certains de nos habitus et des comportements normalisés, mais on ne ressent nullement le souffle du chaos, ni l’imprévisibilité dont il prétend parer son œuvre.

Finalement, le procédé le plus radical et le plus efficace nous a paru être celui de A watchdog behind the Adam’s apple barks at the stomach, où l’artiste enferme un écran plat dans une cage. D’un côté se trouve un perroquet que Taro Izumi double, répétant les phrases d’un prof d’anglais dont on découvre le visage de l’autre côté de l’écran. L’enfermement psychologique, l’étroitesse d’esprit, la mimésis apparaissent comme les mécanismes qui régissent nos existences. Pourtant, étonnamment, Taro Izumi déclare à propos de cette œuvre: «L’artiste ne fait que répéter le monde, sans forcément le comprendre.» Faut-il y voir un désaveu de l’œuvre de ses pairs? En tout cas, le constat est accablant. L’art serait nihiliste, à court d’idée et d’inventivité. Il reproduirait le monde au lieu de produire son propre monde ou d’en proposer une signification, une interprétation originale. Consternant!

Retournés acrobatiques

Une salle vide, abritant un évier où une vidéo déverse de la peinture, et dont les murs sont simplement traversés par un trait de crayon, sert de relai vers le second temps de l’exposition. Là, le contraste est saisissant: du mobilier, des bouts de bois et des objets en tout genre sont assemblés, imbriqués et montés les uns sur les autres, produisant des sculptures invraisemblables. Des gestes acrobatiques de footballeurs (glissades, retournés, duels aériens, tacles, plongeons…) se trouvent reproduits en trois versions: un arrêt sur image du corps des footballeurs enregistré sur le terrain, la duplication à l’identique de ce geste par un performeur dont le corps se trouve pris dans une structure ahurissante lui permettant de rejouer cette action, suspendu dans les airs, et ladite structure, enfin, qui se présente en chair et en os devant nous et nous fait rebasculer dans la 3D.

Si l’on peut y voir une référence à la sculpture et à l’usage du socle, les installations de Taro Izumi nous ont plutôt intéressés pour leur capacité à prêter un nouveau sens à des objets ordinaires (chaises, cintres, cales, béquilles, landau, accoudoirs, appui-tête…), à proposer des analogies entre différents objets (une ampoule, une mappemonde, un globe, une canette font office de ballon de foot ou de basket), et à fonctionner comme une moulure du corps du sportif ou un réceptacle du corps du performeur.

Finalisme et mécanisme

Tickled in a dream… maybe? joue ainsi avec les acrobaties et les affrontements mythiques des dieux du stade. Taro Izumi choisit de s’inspirer d’images vintages datant pour la plupart de la Coupe du Monde de football 1986 organisée au Mexique, et surfe sur la mode actuelle pour les coupes de cheveux, les matières et les motifs des maillots de cette époque. Devient-il à son tour victime de la mode, de son cycle, et de la fascination actuelle pour le vintage et les années 1980, en puisant son répertoire de gestes chez les légendes Diego Armando Maradona et Michel Platini?

Mais en réalité, les gestes des sportifs, aussi farfelus paraissent-ils, ne sont nullement désordonnés. D’une part, ils obéissent à une finalité bien précise, celle de frapper la balle, de marquer un but, ou d’empêcher l’adversaire de scorer. D’autre part, ces gestes s’intègrent complètement dans la dramaturgie du match et dans la logique des événements, que l’on peut comprendre comme une suite de causes et de conséquences, selon un point de vue mécaniste.

Finalement, Taro Izumi, qui semblait se moquer du rationalisme et des mécanismes qui régissent nos vies, recompose artificiellement un mouvement à partir d’une vue arrêtée – comme si le flux du réel et les gestes des sportifs se composaient d’une succession d’instants juxtaposés, additionnés les uns aux autres. Or c’est bien à travers cette mécompréhension du temps et du mouvement que résident la vanité, l’absurdité, mais aussi la virtuosité des procédés de Taro Izumi.

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