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Opération Karcher : grand nettoyage de cerveaux

PAndré Rouillé

Nous sommes toujours entre deux provocations verbales du ministre de l’Intérieur, aux limites de l’acceptable parfois. Après le meurtre déplorable d’un enfant de onze ans à La Courneuve, il a ainsi proclamé, lors d’une très médiatique visite à la famille, vouloir «nettoyer au propre, comme au figuré, la Cité des 4000», en précisant, pour être bien compris : «Dès demain, on va nettoyer au Karcher la Cité des 4000. On y mettra les effectifs nécessaires et le temps qu’il faudra, mais ça sera nettoyé».
Outre l’indécence de ces déclarations faites sur les lieux du deuil

, leurs résonances pour le moins nauséabondes sont de nature à interpeller les citoyens que nous sommes, attachés à la pensée et à la culture, et attentifs aux sens des discours.

Car le terme de «nettoyage» renvoie évidemment à certains des plus sombres épisodes de l’histoire de la France et du monde. Ce fantasme de pureté et d’éradication des différences a conduit, on s’en souvient, l’armée serbe à perpétrer au nom du sinistre «nettoyage ethnique» des massacres horribles en Bosnie et au Kosovo.
Quant au «nettoyage» que pratiquaient les parachutistes français dans le djebel algérien, et qui reste dans le lexique des responsables de l’actuelle extrême droite, il n’est pas associé aux moments les plus glorieux et aux éléments les plus fréquentables de notre pays.
Faut-il rappeler, enfin, que l’Europe porte encore la plaie immonde d’une entreprise d’élimination systématique de peuples et d’hommes, niés dans leur humanité au nom de la prétendue pureté d’une race.

Nicolas Sarkosy n’a évidemment rien à voir avec tout cela. Mais dans certains de ses propos résonnent d’étranges bribes de mémoire, et se produisent de curieux effets de sens. L’expression «nettoyer au Karcher» suppose de fait que les destinataires de l’opération sont de la saleté ou de la vermine, en aucun cas des hommes.
Or, faut-il rappeler que dans notre République les pires délinquants et criminels sont des hommes qui doivent être traités comme tels : arrêtés, jugés, et éventuellement condamnés. Le «nettoyage au Karcher» ne fait heureusement pas encore partie des procédures républicaines.

Face à l’émotion suscitée par les propos du ministre, son entourage s’est efforcé de les minimiser derrière l’horreur des meurtres : «Ce qui est choquant, ce ne sont pas les mots qui sont employés mais les deux meurtres qui ont eu lieu». Sauf que le mots du ministre ne sont pas mesurables aux faits des meurtriers, sauf que, Nicolas Sarkozy le sait mieux que quiconque, lorsque l’on est ministre, surtout lorsque l’on adosse ses propos à des mises en scènes sophistiquées : «Dire, c’est faire», comme l’a bien montré le sémioticien Austin.

Le dire de Nicolas Sarkozy est un faire par ses résonances souvent douteuses; par sa rhétorique, sa gestuelle et ses intonations autoritaires ; par sa scénarisation permanente ; par son idéologie très explicitement à droite ; par son ambition à opposer «la» vérité à la gauche et aux démocrates «droits-de-l’hommistes» ; et, surtout, par sa prétention à être en phase avec le peuple : «Moi, je connais le peuple, je parle comme le peuple, je le comprends et le défends».

Il n’en est évidemment rien, cette proximité autoproclamée avec le peuple n’est que l’une des figures bien connues de cette tragi-comédie de la conquête du pouvoir. Au même titre que le jeu calculé (et ravageur) des débordements verbaux.

Ces remarques n’ont évidemment aucun caractère partisan parce qu’elles ne se situent aucunement sur le terrain politique, mais dans une perspective culturelle plus large. Il s’agit de souligner ce qui, croit-on, contribue à entretenir dans le pays une atmosphère préjudiciable à la pensée, à la création, à l’initiative.

Car à force de voir et revoir tel dirigeant admonester, fustiger ou menacer, on oublie que c’est le dialogue qu’il faudrait réinventer. Le Karcher et l’index réprobateur masquent l’humaine main tendue de l’échange dont nous aurions tant besoin aujourd’hui. Les gesticulations et crispations d’une campagne électorale permanente créent un climat dans lequel les grands enjeux du pays sont rabaissés aux petits intérêts de quelques uns.

Tout cela entretient cette sensation d’étouffement et de blocage qui s’amplifie de toute part, cette sorte d’engourdissement de la volonté et de l’esprit dont semblent atteints nombre de nos concitoyens, par manque de perspectives et d’espoir.

Comme si le «nettoyage au Karcher» annoncé par Nicolas Sarkozy s’exerçait déjà sur nos cerveaux, avec l’active complicité de Patrick Le Lay, grand vendeur de «cerveaux humains disponibles» aux annonceurs publicitaires de TF1.

André Rouillé.

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Awen Jones, Les Petits Papiers, Volet 2, Les Cartes de séjour, 2004. Tirage Lambda noir et blanc. Courtesy CPIF, Pontault-Combault.

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