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Objets et nuages: insistances de la matière

PAndré Rouillé

C’est peut-être l’apanage des périodes troublées que d’accroître la valeur signifiante des choses et des évènements, que de faire émerger en tous points du tissu social des signes des bouleversements en cours. Aussi peut-on tenter de déceler au travers de certaines expositions récentes, ou de récurrences thématiques, des fragments de discours sur l’époque. Non pas des propos concertés de la part des artistes et des curateurs, mais plutôt un ensemble d’expressions sédimentaires et de résonances captées par bribes au fil des expositions par les spectateurs, et tressées par eux jusqu’à dégager quelques figures possiblement emblématiques de l’époque.

C’est peut-être l’apanage des périodes troublées que d’accroître la valeur signifiante des choses et des évènements, que de faire émerger en tous points du tissu social des signes des bouleversements en cours. Comme si l’intensité de ce qui agite la société et le monde débordait de toute part et s’imprimait en toute chose. A cet égard, l’art contemporain, en tant que capteur de signes, que sismographe social, serait un terrain privilégié de transcription et d’expression des grands phénomènes de l’aujourd’hui. D’autant plus que cette sensibilité à l’aujourd’hui chaotique est l’un des traits de l’art contemporain, à la différence de l’art moderne, qui, lui, était beaucoup plus orienté vers l’infini des devenirs.

Aussi peut-on tenter de déceler au travers de certaines expositions récentes, ou de récurrences thématiques, des fragments de discours sur l’époque. Non pas des propos concertés, ni des messages proférés par des artistes et des curateurs depuis des musées et des galeries, mais plutôt un ensemble d’expressions sédimentaires et de résonances captées par bribes au fil des expositions par les spectateurs, et tressées par eux jusqu’à dégager quelques figures possiblement emblématiques de l’époque.

Alors que depuis quelques décennies déjà on ne cesse, dans le sillage de l’art conceptuel et performatif, de parler de «dématérialisation», et que l’antienne se voit considérablement relancée par l’essor des réseaux numériques, voici que la très importante exposition «Poétique d’objets» (Lieu d’art et action contemporaine de Dunkerque), ainsi que celle de François Curlet (Palais de Tokyo), viennent affirmer de façon magistrale cette évidence que ni les objets, ni la matière, n’ont déserté l’art et le monde. Bien au contraire, nous vivons sans doute plus que jamais, en art et au quotidien, avec et parmi les objets.
Le règne des objets prospère dans une frénésie de consommation stimulée par la publicité et une obsolescence programmée, c’est-à-dire dans le cadre d’une hégémonie grandissante de l’économie de marché qui n’épargne plus ni l’art ni nos corps eux-mêmes devenus objets, marchandises et machines…

Il n’y a donc pas de «dématérialisation» du monde et de l’art, mais une conjonction de phénomènes: un accroissement considérable du nombre des objets matériels et des désirs d’objets; l’émergence d’états nouveaux de matières, souvent plus fluides et plus légères, notamment numériques; une délocalisation accrue des lieux et des agents de production des objets vers des pays à faible coût du travail, laquelle délocalisation peut être perçue en Occident comme un effondrement, ou une amputation, du règne des objets.

Cependant, une performance n’est pas moins matérielle qu’une sculpture en marbre, elle mobilise seulement des états différents de matière: des corps, des lieux, du mouvement, et… des photos et vidéos pour s’inscrire dans le marché de l’art. Si une sculpture s’oppose à une performance, ce n’est pas en raison d’une supposée «dématérialisation», mais à hauteur des différences de matériaux mobilisés par l’une et par l’autre.

La notion de «dématérialisation» est apparue dans les années 1970 dans le sillage de l’emploi croissant de la photographie aux sels d’argent en tant que matériau de l’art contemporain, alors qu’elle était encore perçue comme une «image sans matériau» par ceux qui ont (longtemps) pris la peinture comme le parangon de l’art. Mais la photographie est aujourd’hui à son tour largement concurrencée par le matériau numérique plus léger et plus labile, sans que, là encore, il ne s’agisse d’un processus de «dématérialisation».
En effet, le numérique n’abolit ni la matière ni les objets, il consiste en un nouvel état de matière assorti à de nouvelles catégories et de nouveaux usages d’objets (ordinateurs, tablettes, téléphones, écrans, réseaux, fibres, etc.)

La notion de «dématérialisation» notamment appliquée pour décrire certains passages de la peinture à la photographie, puis au numérique, présente le grave inconvénient d’être entachée d’une tonalité nostalgique de perte, de dégradation d’un état originel essentialisé. Comme si la peinture, le bronze ou le marbre étaient les matériaux originaires et naturels de l’art, par rapport auxquels toute innovation équivalait à une détérioration ou une dégénérescence, surtout quand les nouveaux matériaux, tels que la photographie au XIXe siècle, sont d’origine industrielle.

En fait, cet attachement essentialiste à quelques matériaux canoniques de l’art repose sur une méconnaissance ou un refus des dimensions historiques et sociales des matériaux artistiques, qui ouvrent les œuvres à des potentialités physiques et esthétiques, et qui les inscrivent dans un univers social et économique toujours singulier. Les agencements de matières, de formes et de forces que mobilisent les œuvres — de quoi et comment elles sont faites, leur «poétique d’objet» en somme —, résonnent avec le monde.

A cet égard, les images numériques ne sont pas immatérielles, elles sont virtuelles et matérielles. Virtuelles parce qu’elles sont partout instantanément accessibles et modifiables, et matérielles parce qu’elles s’actualisent dans une matière numérique qui requiert des conditions matérielles et technologiques hautement sophistiquées (réseaux, écrans, etc.)
Les objets numériques ne sont pas immatériels, ni l’ultime étape d’un inéluctable processus de dématérialisation, ils sont seulement conçus, produits et reçus dans une matière dite «numérique» emblématique de l’état du monde développé d’aujourd’hui.

Loin de se dissoudre dans un processus de dématérialisation, les objets sont en train de conquérir dans l’art de nouvelles places, de nouvelles formes, de nouveaux «modes d’existence» (Gilbert Simondon). Car s’ils n’ont pas d’âme, ils ont désormais des vies, avec leurs autonomies d’action, de comportement, voire de création. Alors que les machines de Jean Tinguely et les tableaux cinétiques restaient circonscrits à l’univers industriel, c’est-à-dire enfermés dans un strict périmètre de formes et de mouvements préalablement définis par leurs concepteurs-créateurs, certaines œuvres contemporaines sont à la fois évolutives, aléatoires et imprévisibles, comme la vie.

Par exemple, le Frac Franche-Comté (Besançon) récemment ouvert présente dans son exposition inaugurale une sculpture flottante (Float, 1970-2000) de Robert Breer dont la vie sourde et mystérieuse se manifeste par une évidente indépendance, et même de l’espièglerie.
Avec sa forme minimale et neutre de grosse cloche blanche et lisse posée au sol dans le hall d’entrée du Frac, la sculpture de Robert Breer, figée dans une immobilité supposément naturelle d’objet, n’attire pas d’attention particulière. Pourtant, on s’aperçoit un moment plus tard qu’elle s’est déplacée seule de plusieurs mètres. Elle a glissé imperceptiblement en un mouvement fluide et aléatoire, hors de toute action et volonté humaines.

Les œuvres de Michel Blazy ne sont, elles aussi, que très partiellement maîtrisées dans leurs autonomes évolutions. Conçues à partir de matières vivantes, notamment végétales et parfois consommables, leurs formes à la fois éphémères et en continuel changement, sont ouvertes à d’imprévisibles et immaîtrisables mutations à l’intersection de la logique de l’art et des cycles du vivant.

Au-delà de leurs différences, les œuvres de Robert Breer et de Michel Blazy ont un semblable mode «nuage» d’existence, dont l’actuelle exposition «Nuage» du musée Réattu d’Arles souligne opportunément l’essor et la grande diversité d’œuvres: très loin des statiques et figés tableaux, sculptures ou photos; très loin également des œuvres cinétiques; très loin même des vidéos et des films qui diffusent de façon immuable le même objet.

Les œuvres-nuages sont, elles, mouvantes et éphémères, en constant devenir ; comme les nuages du ciel, leurs formes ne sont pas fixées, mais changeantes en fonction de la situation et des événements toujours singuliers de leur création. La logique esthétique des œuvres-nuages est celle de la «modulation» fluide plutôt que celle du «moule» figé (Gilles Deleuze), celle des «formations» nuageuses plutôt que celle des «formes» conformes à des plans, maquettes, ou esquisses a priori.

A l’inverse des objets artistiques finis, ce sont des œuvres atmosphériques toujours semblables mais jamais égales à elles-mêmes. Ni entièrement définies, ni totalement prévisibles et contrôlables, ce sont des œuvres ouvertes: «Non seulement je fabrique les choses, explique Arnaud Vasseux, mais elles se fabriquent aussi elles-mêmes puisque je tends à laisser la matière prendre forme». Des œuvres sensibles aux conditions et lieux de leurs actualisations. En somme des œuvres virtuelles, mais non moins réelles et matérielles. Des allégories des états de la matière et du monde contemporains.

André Rouillé.

Expositions
— «Poétique d’objets», Lieu d’art et action contemporaine de Dunkerque, 06 avril-15 sept. 2013
— «Des mondes possibles», Besançon, Frac Franche-Comté, 06 avril-25 août 2013
— «Nuage», Arles, Musée Réattu, 16 mai-31 oct. 2013

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