ART | CRITIQUE

Nous utilisons maintenant le pays lui-même comme sa propre carte

PFrançois Salmeron
@17 Fév 2016

Passionné par l’architecture des banlieues, Yves Buraud mêle des cartes géographiques ou des clichés de paysages urbains à des motifs picturaux abstraits inspirés du modernisme. Son œuvre plastique se double d’écrits corrosifs qui scrutent les inégalités sociales, et égratignent volontiers les choix urbanistiques des politiques en vogue.

La pratique d’Yves Buraud est indissociable de mots, de textes et d’écrits que l’artiste a d’abord distribués lors de performances sous forme de tracts ou d’affiches, avant d’être compilés plus récemment dans de véritables éditions. Ainsi, les œuvres présentées à la Maréchalerie vont de pair avec la parution d’Archipel Précaire, troisième opus d’Yves Buraud, paru à la suite du Petit Atlas Urbain Illustré et d’Agonies sous bois (qui fait référence aux émeutes d’Aulnay de 2005, où l’artiste enseigne par ailleurs). Les titres de ces ouvrages ne nous trompent pas et révèlent les préoccupations majeures d’Yves Buraud. Passionné par l’architecture des banlieues, il relie son intérêt pour la géographie et les paysages urbains aux abstractions picturales modernes, tout en affirmant un goût prononcé pour la satire sociale et politique.

Depuis plus de trois ans désormais, Yves Buraud travaille sur une centaine de cartes urbaines, lui qui se définit volontiers comme un «créateur de dispositifs géo-artistiques». Il en présente ici un échantillon, en accrochant ses œuvres sur une installation pensée spécifiquement pour la Maréchalerie. En effet, ces cartes se trouvent suspendues à une grande structure métallique, qui apparaît comme une grille imitant les découpes longitudinales des atlas géographiques, ou comme une façade de fenêtres à explorer et à traverser.

Les cartes d’Yves Buraud opèrent surtout un télescopage entre des panoramas relativement banals d’architectures urbaines (tours, ghettos, banlieues pavillonnaires), et des graphismes plus abstraits, colorés, géométriques ou décoratifs. On y découvre aussi bien Drancy, Chantennay, Saint-Malo ou Boulogne, que des motifs évoquant Josef Albers, l’art optique, le Bauhaus, ou plus étonnant encore, des tapisseries, des pixels d’écrans de jeux vidéo, ou même des flèches numériques rappelant nos systèmes de navigation (type Mappy ou Tom-Tom). Ces clichés d’architectures urbaines anonymes et standardisées se trouvent ainsi dynamisés, explosés par les interventions plastiques de l’artiste. Les panoramas des villes aux tons pastel et grisâtres s’emboîtent dans des blocs de couleurs, dont l’assemblage, au final, s’harmonise ou crée au contraire des contrastes violents. Par là Yves Buraud enchante des espaces de banlieue réputés pour leur soi-disant morosité, ou souligne l’aliénation sociale inhérente à ces sites.

Idem, Yves Buraud réinjecte des lignes et des palettes de couleurs vives sur les sinistres quais du RER, ou dans les souterrains déprimant des métros franciliens. Son œuvre explore ainsi différentes composantes de la condition urbaine: l’habitat pavillonnaire ou collectif, qu’il soit provincial, parisien, ou de banlieue, les axes de transport, ainsi que des sorties de bureau dignes des photographies de Valérie Jouve à la Défense, ou des sites historiques, à l’instar de la Postdamer Platz de Berlin marquée par les vestiges du Mur et du Rideau de Fer.

A l’envers de ces images architecturales se trouvent disposées quatre cartes couvertes de tags enragés. Les œuvres d’Yves Buraud ne se contentent donc pas d’évoquer la géographie, l’urbanisme et les espaces contemporains, et se chargent d’une portée politique, historique et sociale évidente. Les cartes scolaires, abordant des sujets de société (religion, police, code vestimentaire des femmes…) se trouvent souillées de graffitis, d’insultes racistes, de slogans anarchistes, nihilistes ou nazis. Elles semblent ainsi servir de déversoir aux frustrations morbides et aux pulsions destructrices de l’humanité.

On rencontre enfin, derrière ces cimaises métalliques et évidées, une grande fresque de 6 mètres de haut oblitérant la fenêtre de la Maréchalerie. Si les cimaises fonctionnaient comme un espace troué que le spectateur pouvait traverser, cette grande bâche bloque désormais notre regard et transforme la fenêtre en un mur infranchissable. Au-delà de ses qualités purement graphiques ou décoratives, cette bâche imite également les reflets lumineux et colorés que l’on rencontre sur les buildings de verre ou les tours des centres de business.

La vidéo Rue Le Pen, que l’on découvre dans la salle annexe de l’exposition, fait directement écho aux paroles vulgaires, hargneuses et révoltées que l’on découvrait précédemment dans les graffitis. Ici, Yves Buraud se livre à un formidable exercice d’écriture. Il manie avec virtuosité des concepts, des clichés et des idées toutes faites véhiculés par les médias et les discours politiques. Son texte, interprété par le comédien Emmanuel Curtil, jongle avec différents registres: discours officiel d’un maire, communiqué de presse, lettres et autres missives, paroles de citoyens. L’humour corrosif et la férocité de l’artiste égratignent l’appareil idéologique de l’extrême-droite, et mettent à jour les mécanismes bien rodés de sa rhétorique.

Le livre Archipel Précaire évoque dans son titre même la paupérisation de la société, à l’instar des pièces en métal plié Campement et Cosmopolis, qui rappellent quant à eux des cartons, des boîtes ou des matériaux de récupération servant à constituer des cabanes ou des abris de fortune. Archipel Précaire compile ainsi un ensemble de nouvelles dont on retiendra tout particulièrement Ni Dieu Ni Singe. Entre roman d’anticipation, situations absurdes ou ubuesques inspirées de Kafka, Borges ou Lewis Carroll, Yves Buraud décrypte encore une fois avec pertinence les lacunes de nos sociétés, et les inégalités criantes que génère l’urbanisme.

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