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Non à la culture sous DRM!…

PAndré Rouillé

En termes de culture et d’internet, l’année s’est achevée au Parlement sur un beau coup de théâtre. A la veille de Noël, une majorité de parlementaires s’est formée au-delà des clivages politiques pour désavouer le Ministère de la Culture en votant en faveur d’une «licence globale» légalisant sur internet les téléchargements à usages non commerciaux d’œuvres. En contrepartie les internautes auraient à acquitter une redevance mensuelle forfaitaire («globale»).
Le Ministère défendait, lui, une «riposte graduée», c’est-à-dire le verrouillage des œuvres à l’aide de verrous informatiques, les DRM (Digital rights management), et des sanctions contre les fraudeurs. Après l’envoi d’un mail puis d’une lettre recommandée d’avertissement, la procédure prévoyait de leur infliger une amende. Le contournement du dispositif de protection était fixé à trois ans de prison et 300.000 euros d’amende. Pas moins…
Depuis le vote du 21 décembre, et avant le débat prochain sur les autres aspects de la loi, la polémique fait rage

. La vigueur et le caractère souvent spécieux des arguments indiquent que des intérêts importants sont en jeu, et qu’internet est à nouveau en train de bouleverser les grands équilibres de la filière culturelle, cette fois-ci au détriment des majors de la musique et du cinéma.

Contrairement à ce que l’on pourrait croire, la loi sur le «Droit d’auteur et les droits voisins dans la société de l’information» concerne moins les revenus et les droits des auteurs que les profits des diffuseurs-distributeurs (les majors), ces intermédiaires qui assurent le contact des chanteurs, musiciens, paroliers, etc., avec leur public — auditeurs, usagers, consommateurs.
Il s’agit, dès lors, de concevoir un dispositif technique et juridique susceptible de concilier des intérêts différents, voire contradictoires : 1° pour les artistes, la liberté de créer avec la garantie d’en tirer une juste rémunération; 2° pour le public, la liberté d’accès et d’usage privé (non commercial) des œuvres ; 3° et surtout, pour les diffuseurs-distributeurs, la pérennisation de leurs profits en dépit de l’effondrement des bases qui les sous-tendent.

Il importe en fait de convaincre les internautes que la gratuité n’est pas une solution durable sur internet, et que la liberté d’usage ne se confond pas avec la liberté de pillage. Le débat parlementaire vient d’ailleurs renforcer cette idée qu’internet ne saurait faire exception dans l’actuelle marchandisation générale des services sociaux.
Le marché est en train de gagner en maturité. Et la formule «licence globale», qui s’inspire des forfaits en vigueur pour la télévision ou la téléphonie mobile, paraît en mesure de concilier les libertés, sans risque d’entraver l’extraordinaire élan de pratiques nouvelles qui s’inventent sur d’internet.

Alors pourquoi cet embrasement du débat? D’abord parce que les députés se sont, contre toute attente, accordés pour désavouer la solution répressive défendue conjointement par le Ministère et par les distributeurs, notamment ceux de la musique.
Bernard Carayon, élu UMP du Tarn, n’affirme-t-il pas que «les administrations ont subi un travail de longue haleine de la part des lobbyistes des majors». Et de dénoncer dans le projet soumis au vote un «montage juridique destiné à protéger les oligopoles dépassés par le progrès technique» (Libération, 21 déc. 2005).

Ce sont en effet les distributeurs qui sont les plus menacés par internet, non pas les auteurs, ni les producteurs. En musique, le pressage, le packaging, le stockage, l’acheminement, la mise en rayon, etc., qui relèvent de la distribution, comptent pour près de la moitié dans le prix d’un CD, presque dix fois plus que le montant des droits d’auteur!
C’est cette manne issue de la circulation-vente des œuvres physiques (vinyls, CD, DVD, etc.) qu’internet annule presque totalement pour tous les produits culturels immatériels (musique, cinéma, vidéo, jeux, etc.). Car la numérisation permet d’obtenir des copies techniquement parfaites, à des coûts dérisoires, immédiatement accessibles en réseau depuis tous les points connectés du monde.

Face au défi économique lancé par la révolution internet, les industriels. Au lieu de réformer leur filière pour l’adapter aux conditions nouvelles de la distribution, ils tentent de la verrouiller; au lieu d’inventer d’autres formes de liberté et d’autres protocoles de partage, ils adoptent la solution brutale de la répression; au lieu de s’engager dans une dynamique ouverte, ils se referment sur des combats d’arrière-garde.
C’est arc-boutés sur leurs profits qu’ils agitent le drapeau des droits d’auteur. Mais pourquoi le Ministère devait-il emboîter le pas à cette tentative dérisoire d’inverser le cours des choses? Quant à son repli sur la «riposte graduée», d’apparence plus modérée, il n’inverse pas l’inspiration fondamentalement réactionnaire du projet.

Le projet de loi sur les «Droits d’auteur» était en effet réactionnaire tout simplement parce qu’il offrait comme seule solution une répression d’une très éloquente sévérité. Faire payer très cher (trois ans de prison et de 300.000 euros d’amende) les moindres atteintes aux gros profits de quelques uns pour, en quelque sorte, sanctuariser une industrie déconnectée au sens strict.

Réactionnaire, le projet de loi l’était encore en tentant d’inverser l’immense saut technologique qui, avec les réseaux numériques, est en train de bouleverser les manières d’agir et de communiquer dans le monde.
Ce sont les fameux verrous électroniques, les DRM, dont il fallait légitimer l’usage et interdire absolument le contournement. Pour que chacun paie à l’unité et sans exception chaque morceau de musique téléchargé, mais aussi pour que chacun accepte sans broncher les injonctions inscrites par le fabriquant dans les DRM : ne pas dépasser un nombre arbitraire de copies, ne pas utiliser d’autre logiciel de pilotage que celui imposé, ne pas regarder tel DVD le samedi soir pour ne pas concurrencer les films en salle, etc. Autant de règles de conduites en forme d’interdits aux clients pour maximiser les profits des fabricants.
Tels sont les DRM auxquels on voulait nous soumettre: des verrous de l’internet, des injonctions informatiques programmées, des bridages de supports numériques, des limitations d’usages en fonction des seuls intérêts économiques des fabricants.

Les mêmes techniques qui peuvent accélérer de façon inouï;e la circulation et la visibilité des œuvres peuvent aussi servir à en freiner et contrôler l’usage. Les techniques nouvelles étant alors mises au service des anciennes logiques du contrôle, de la rareté, et de la pénalisation des contrevenants.

Cela à rebours de la logique technologique, des intérêts du public comme des artistes, et de la visibilité des œuvres. A rebours, également, de la démocratie et des pratiques nouvelles de l’échange et du partage qu’il faut évidemment réguler au bénéfice de tous, mais dont il faudrait surtout protéger le fragile potentiel.

André Rouillé.

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Jim Lambie, The Doors (Da Capo), 2003. Bois, glycéro, miroir. 135 x 84 x 10 cm. Courtesy galerie Chez Valentin.

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