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Ni Dieu Ni Maître

16 Jan - 06 Mar 2016
Vernissage le 16 Jan 2016

L’artiste américain Luca Dellaverson pratique la transversalité de genres. Ses verres brisés s’apparentent dans le format et l’accrochage à de la peinture, mais la dimension monumentale et la solidité de leur masse leur donnent une forme sculpturale. Tandis que ses œuvres multimédia possèdent une présence picturale éloquente.

Luca Dellaverson
Ni Dieu Ni Maître

Né en 1987, Luca Dellaverson examine la construction et la déconstruction simultanée de nos cadres de références dans une société en constant changement, à travers ses objets et ses produits culturels. Ses œuvres combinent une dimension intangible ¬— l’image vidéo, la lumière des écrans LED et la lumière naturelle, des formats sonores, l’impression à jet d’encre, la création d’une police ou le piratage de films —, à une très forte matérialité dans le choix du médium: la résine époxy, des structures de châssis en bois et métal, l’application de gesso, des panneaux en verre, contreplaqués de bouleau et plexiglas, le ponçage.

A l’occasion de «Ni Dieu Ni Maître», Luca Dellaverson présente une œuvre de la série des verres brisés, une installation vidéo et sonore en quatre panneaux, deux impressions photographiques sur bois, et deux compositions d’une série en hommage au peintre français Martin Barré (initiée en 2014). En assimilant l’histoire récente de la décennie des années 90, l’artiste américain parle du désenchantement caractéristique de sa génération qui a vu l’émergence inexorable d’une consommation effrénée sous couvert d’un certain progrès. C’est de ce changement précipité et obstiné des techniques dont il parle lorsqu’il immobilise un I-phone dans de la résine époxy: tel un vestige archéologique, l’appareil daté d’une poignée de mois évoque sa propre obsolescence programmée et par là notre mémoire fuyante.

Luca Dellaverson observe un véritable respect pour les figures littéraires et artistiques dont les références abondent dans son travail. Pour cette première exposition en France, Luca Dellaverson cite Guy Debord, Stéphane Mallarmé et propose de nouvelles pièces autour de la série des flèches à la bombe aérosol de Martin Barré, après des hommages rendus dans ses œuvres antérieures à Cady Noland, Robert Graces ou David Hammons.

Ce panthéon personnel est mis en interdépendance à une autre mémoire plus collective et signifiante pour sa génération, dont le prisme de la pop culture lui permet d’invoquer Jurassic Park, Independance Day ou la musique des années 90. Le titre de l’exposition «Ni Dieu Ni Maître» fait lui-même écho au slogan anarchiste qui était originellement l’intitulé du journal publié par le socialiste Louis Auguste Blanqui en 1880, et dont la culture contemporaine musicale s’est ensuite approprié l’usage — avec Léo Ferré en France dès les années 60, puis plus particulièrement avec le mouvement Punk.

Dans la lignée du corpus des verres brisés, Luca Dellaverson présente ici une nouvelle œuvre miroir recouverte d’une impression de spectres colorés en all over. Coulée dans le moule d’un châssis avec de la résine époxy, la paroi de verre se brise au gré du durcissement de la matière dans une nouvelle temporalité de création où l’artiste laisse la main au médium, et une autonomie propre aux hasards des éclats.

Une démarche qui n’est d’ailleurs pas sans rappeler les brisures reconstituées par Marcel Duchamp de La mariée mise à nue par ses célibataires, même, dont l’œuvre déclarée par l’artiste «définitivement inachevée» avait trouvé son épilogue à la suite d’un transport malheureux dont l’artiste avait célébré le dommage, comme le dénouement nécessaire à l’accomplissement du Grand Verre.

L’inclusion de cette paroi vitrée dans la résine époxy confisque les reflets à la surface de l’œuvre, distanciant toute velléité de projection de sa propre image pour le spectateur. Cet éloignement imposé est encore plus manifeste avec le choix du prisme coloré, qui absorbe davantage la lumière qu’il ne la réfléchit, favorisant le point de non reconnaissance avec le regardeur. Une dualité s’installe entre le verre comme matériau fragile et cassant dont les ruptures constellent la paroi, et la solidité compacte et figée de cette dalle en résine sculpturale.

De même, les 4 moniteurs LCD de l’installation vidéo perturbent notre entendement, puisque l’émission des images est elle-même brouillée par un recouvrement de la surface animée au gesso. Tandis que deux d’entre eux diffusent des extraits de La Société du Spectacle de Guy Debord, les deux autres écrans produisent un montage vidéo de l’artiste assorti d’une bande-son des années 90 qui reflètent l’éducation musicale de Luca Dellaverson, qui est aussi celle d’une génération à part. La mise en corrélation de ces deux thèmes sonores propose une approche non confrontationnelle entre «l’attitude culturelle du Punk Rock Américain et le dandysme académique français» selon l’artiste. La diffusion en simultané des quatre pistes différentes embarrasse volontairement la compréhension individuelle de chacun des enregistrements, puisque le propos devient précisément celui de la dissonance qui en résulte.

Les deux impressions photographiques représentent des étudiants universitaires en 1978 à Kaboul, Afghanistan, quelques mois avant le coup d’état pro-soviétique qui entraînera ensuite la radicalisation du pays. Luca Dellaverson agrandit ces documents d’archives en noir et blanc pour les imprimer en couleur, laissant clairement apparaître à notre discernement les points colorés RGB des tirages grands formats. Les photographies sont imprimées sur du contreplaqué de bouleau sur lequel l’artiste a évidé dans la matière des segments de phrases d’Un coup de dés de Stéphane Mallarmé, dans une police récréée à partir des tatouages de prisonniers russes en alphabet cyrillique.

Il procède de la même manière pour les reproductions scannées puis tirées au jet d’encre en couleur d’après les flèches bombées de Martin Barré, qu’il intègre dans une composition peinte sur châssis tendu de lin, qu’il recouvre ensuite de résine époxy pour structurer cet assemblage. La distance est à nouveau déterminante pour la perception de l’œuvre, qui se joue successivement de l’approche micro et macro du regardeur.

En intégrant les notions expérimentales et accidentelles dans son processus de réalisation, l’œuvre de Luca Dellaverson s’attache résolument à définir le résultat formel de ses œuvres pour proposer un contenu qui reste ouvert à de multiples interprétations. La catégorisation des œuvres de Luca Dellaverson n’est ni aisée, ni souhaitable, tant la transversalité de genres est activée: les verres brisés s’apparentent idéalement dans le format et l’accrochage à de la peinture, mais la dimension monumentale et la solidité de leur masse leur donnent une forme sculpturale, tandis que les œuvres multimédia possèdent une présence picturale éloquente.

Contre une certaine rationalité, Luca Dellaverson force le figement des choses et la désynchronisation pour produire des œuvres infiniment pertinentes: la pétrification nous force à considérer le flux incessant et désenchanté qui nous englobe, sans pour autant que la nostalgie du passé nous empêchent d’embrasser la perspective d’un avenir meilleur.

Luca Dellaverson est né 1987, à Westchester (New York, Etats-Unis). Il vit et travaille à New York.

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