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Musées: pouvoir dans la mondialisation

PAndré Rouillé

Les bouleversements du monde secouent la culture, comme ils agitent les musées occidentaux et aiguisent leurs stratégies face à la concurrence culturelle planétaire. A cet égard, la France et la Grande-Bretagne diffèrent radicalement. Suivant l’exemple du Musée Guggenheim, qui s’est fait le «désastreux pionnier de l’exportation payante de ses collections dans le monde entier», le Louvre a ainsi déposé à Atlanta, pour une durée variant de trois mois à un an, certains des «plus grands chefs-d’œuvre de ses collections», en échange d’une somme de 13 millions d’euros...

Les bouleversements du monde secouent la culture, comme ils agitent les musées occidentaux et aiguisent leurs stratégies face à la concurrence culturelle planétaire. A cet égard, la France et la Grande-Bretagne diffèrent radicalement.
Suivant l’exemple du Musée Guggenheim, qui s’est fait le «désastreux pionnier de l’exportation payante de ses collections dans le monde entier» (Le Monde, 12 déc. 2006), le Louvre a ainsi déposé à Atlanta, pour une durée variant de trois mois à un an, certains des «plus grands chefs-d’œuvre de ses collections», en échange d’une somme de 13 millions d’euros. Il est également en cours de négociation pour vendre à Abou Dhabi, au prix d’environ 1 milliard d’euros, «la griffe ‘Louvre’», mais en obligeant les grands musées français à consentir des prêts d’œuvres à long terme. Quant au Musée national d’art moderne (Georges Pompidou), une annexe semble être envisagée à Shanghaï…

Dans un long entretien accordé à Libération (10-11 févr. 2007), Neil MacGregor, le directeur du British Museum de Londres (musée plus «encyclopédique» que musée des beaux-arts), plaide au contraire pour la circulation des œuvres à travers la planète sous la forme d’expositions itinérantes. A la stratégie française nettement commerciale, et traditionnellement diplomatique, il oppose une attitude ouverte d’échange et d’accessibilité des «joyaux» du musée for the public benefit.
«Nous avons fait un choix stratégique qui privilégie l’ouverture. Nous préférons multiplier les partenariats pour que nos collections puissent être vues un peu partout», explique Neil MacGregor, ravi en particulier qu’une série d’expositions soit prévue en Afrique après celle qui a déjà été présentée à Nairobi : «C’est la première fois qu’un grand musée occidental tient une exposition en Afrique subsaharienne».

Échanges, partages, ouverture, partenariat : «Les grands musées encyclopédiques doivent faire voyager leurs collections. Ils doivent devenir des bibliothèques de prêt mondiales», insiste Neil MacGregor. En s’engageant aussi résolument dans une ronde mondiale de ses «joyaux», le British Museum inverse délibérément le mouvement qui a présidé à sa naissance et à sa grandeur au cours des précédents siècles. C’est en effet parce que la Grande Bretagne était «la première puissance commerciale que les voyageurs ont ramené à Londres les témoignages des autres continents qui ont fait le fonds du British Museum».
La situation du monde ayant changé, une nouvelle stratégie de pouvoir culturel s’impose : aux courants convergents des objets vers Londres, succède aujourd’hui des courants divergents de Londres vers le monde. Le capital symbolique, qui était le fruit (presque) naturel d’une hégémonie économique et coloniale, est aujourd’hui mobilisé, sous couvert de public benefit, dans le cadre d’une nouvelle stratégie de conquête de pouvoir sur la scène internationale.

En cette période de fin des colonialismes, les anciens flux verticaux et hiérarchiques qui circulaient du territoire colonisé vers la capitale du pays colonisateur, du monde vers le centre, du Commonwealth vers Londres, font place à des flux horizontaux : ceux des partenariats, des échanges, des collaborations qui se nouent dans un simulacre d’égalité. Pour l’exposition de Nairobi, «nous avons préféré inviter un conservateur kényan à venir lui-même sélectionner les objets dans notre département africain», précise avec satisfaction Neil MacGregor.
Cette circulation-collaboration horizontale par delà l’ancienne et douloureuse fracture colonisés-colonisateurs a impliqué des Africains (un conservateur en l’occurrence) dans la mise en œuvre d’une exposition d’objets africains du British Museum, présentée là même où ces objets avaient été subtilisés par les colonisateurs.
A l’évidence, la fin de l’époque moderne, c’est-à-dire du colonialisme et des régimes modernes de pouvoir, ne débouche pas sur un âge de liberté indifférenciée, mais sur les nouvelles formes du pouvoir à l’échelle mondiale. Et des situations et rhétoriques parfois scabreuses.

C’est ainsi que le directeur oppose un ferme refus aux demandes de restitutions des «joyaux», notamment africains, composant la collection du British Museum. Alors que l’exposé de la stratégie de circulation des œuvres se fait dans un lexique abondamment fourni en «ouverture», «échange», «partage» et «partenariat», la fermeture est totale sur la question de la restitution des objets aux pays spoliés par les Britanniques durant la période de la colonisation.

Entièrement adossée à la notion de «patrimoine de l’humanité», l’argumentation ne parvient pas à masquer les enjeux de pouvoir qui se cachent derrière la «stratégie» d’ouverture du musée.
Neil MacGregor postule en effet que «le British Museum en lui-même est aussi un joyau du patrimoine de l’humanité, [que] c’est un point unique de rassemblement des cultures du monde». Aussi, la moindre restitution, qui priverait d’un «joyau» sa collection, et qui affecterait ainsi ce joyau-de-joyaux, devient-elle tout bonnement impossible, car contraire aux principes d’inaliénabilité du «patrimoine de l’humanité».

Les restitutions seraient, du point de vue britannique, très préjudiciables pour cette autre raison qu’elles «fixeraient les œuvres dans le cadre d’une propriété et d’un lieu uniques», ceux de leur pays d’origine. En assimilant les restitutions à un «réflexe de fermeture» et à une entrave à la libre circulation des œuvres, le directeur du British Museum tente de soustraire ses collections à toute revendication, et d’évacuer la question de la propriété des œuvres, c’est-à-dire d’entériner leur possession par le musée britannique. Il conditionne la circulation à l’abandon de toute souveraineté des pays spoliés sur les œuvres.
Une façon de froidement justifier aujourd’hui, au nom des grands principes du «patrimoine de l’humanité» et de sa circulation universelle, les pillages dont les colonisateurs se sont hier rendus coupables en toute bonne conscience.

Pour parfaire la démonstration, il faut enfin opposer les spoliations des biens juifs par les nazis, qui étaient illégales «selon la loi de l’époque», aux conditions dans lesquelles le British Museum est, par exemple, rentré en possession des bronzes du Bénin à la suite du sac du palais royal (1897) — «dans le contexte international de l’époque, cette prise avait un caractère légal».

Rien n’étant manifestement de trop pour verrouiller la possession par Londres des «joyaux» des cultures du monde, et pour justifier les spoliations les plus flagrantes, les «disputes» sur les restitutions sont enfin accusées de favoriser la «fermeture» au détriment de l’idéal d’«ouverture».

Ouvrir, circuler, partager : des mots généreux pour habiller la réalité d’une lutte âpre pour conserver à Londres son hégémonie culturelle dans le nouveau contexte du monde. Au prix d’une évidente indulgence pour les moments les plus noirs de l’époque des Lumières.

André Rouillé.

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Jan Fabre, Les Messagers de la mort décapités (detail), 2006. Plumes et yeux artificiels, nappe en dentelle de Bruges. 450 x 150 x 100 cm. Courtesy Galerie Daniel Templon

Lire :
Entretien de Neil MacGregor, directeur du British Museum de Londres, par Vincent Noce, Libération, 10-11 févr. 2007.

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