ART | INTERVIEW

Milène Guermont

PCéline Piettre
@24 Juin 2009

Il semblerait que Milène Guermont ne se sépare jamais de ses deux planètes miniatures en béton, rugueuses et précieuses à la fois. A leurs images, son œuvre traverse les disciplines, émerge de la science pour gagner en poésie, faisant d’un matériau de chantier, le béton, le support d’un art sensible et interactif.

Céline Piettre. Depuis le début de votre jeune carrière — votre diplôme de fin d’études date de 2007 — vous travaillez à partir d’un matériau presque exclusif : le béton. Vous en avez d’ailleurs expérimenté de nouveaux types, brevetés depuis. Est-il possible de nous en dire un peu plus sur ces innovations à caractère artistique ?
Mylène Guermont. Le premier béton que j’ai inventé est le « béton à cratères », qui peut-être fabriqué en plaque de façon industrielle, pour la décoration ou l’utilisation en architecture, mais aussi conçu comme une œuvre unique sous forme de boule, avec des incrustations de fibres optiques lumineuses, des effets graphiques etc.
Le deuxième, baptisé «béton polysensoriel», interagit avec son environnement, soit par un son, une vibration ou une diffusion de lumière.
Dernièrement, j’ai également mis au point une technique de gravure colorée — qui va servir en architecture, notament pour décorer le Pont du Diable de Rudy Ricciotti (Hérault) — et un béton éco-durable.

Est-ce que vous intervenez vous même sur la forme, pour le béton à cratères par exemple, ou vous laissez faire le hasard ?
Milène Guermont. J’interviens sur le béton pendant la prise, je peux décider de la taille des cratères mais pas de leur nombre et c’est ce qui m’intéresse justement, que cette matière réagisse, s’exprime, vive… Avec les fibres optiques, dont je peux choisir l’emplacement, je travaille sur le graphisme, le relief, la lumière, je les fait sortir, je joue des irrégularités.

Une question (évidente !) me brûle les lèvres depuis la découverte de votre travail : pourquoi cet intérêt constamment renouvelé pour le béton ?
Milène Guermont. Le béton est un matériau très répandu dans le monde moderne et pourtant il a une réputation détestable. Les gens le trouvent froid, triste. Il est facilement associé aux barres d’immeubles, au chantier. Mon idée était de réhabiliter le matériau tout autant que son usage et de l’intégrer à l’art et au design. Le béton fait aussi partie de mon histoire personnelle, de mon enfance, j’ai grandi en Normandie, entre les blockhaus et les constructions de d’Auguste Perret…

En parlant d’Auguste Perret… Vous dites rechercher une nouvelle « poétique du béton », est-ce une référence volontaire au titre de l’exposition consacrée à cet architecte, qui a eu lieu en 2004 à la Cité de l’architecture à Paris ?
Milène Guermont. Non, c’est une pure coïncidence, même si je me sens très proche d’Auguste Perret car, comme lui, je veux faire « chanter le béton »… Et comme je vous le disais à l’instant, je suis née en Normandie, au Havre, dans cette ville qu’il a entièrement reconstruite et qui a eu longtemps mauvaise presse en raison du choix du béton comme matériau de construction justement.
Dans mon travail, d’ailleurs, mon rapport à l’architecture est de plus en plus fort. Je viens récemment de décrocher un projet pour une fondation liée au béton, qui sera un bâtiment avec un scénario, une véritable œuvre en soi… Mais c’est encore confidentiel…

Comment qualifieriez vous votre pratique artistique ? S’apparente t’elle davantage à l’art, au design, à l’expérimentation scientifique, à l’architecture ?
Milène Guermont. Je n’aime pas cette idée d’appartenir à une catégorie figée. Je me considère tout simplement comme une artiste qui utilise la science dans son processus de création… J’invoque l’immatériel, l’imaginaire, l’affect par une approche concrète de la matière…

Avant d’être diplômée des Arts décoratifs de Paris, vous avez suivi une formation d’ingénieur à l’école des Mines de Nancy, ce qui renforce peut-être cette indépendance par rapport aux catégories disciplinaires traditionnelles…
Milène Guermont. Oui, en quelque sorte, j’étais d’ailleurs la seule dans ce cas aux Arts décoratifs. J’y gagne en singularité. Un tel cursus me permet de mieux connaître les matériaux et d’innover au moment de la fabrication. Mais, à vrai dire, c’est surtout ma façon de créer qui est spécifique, et notamment la manière dont je stimule ma créativité suite à une synesthésie. L’effleurement d’une paroi en béton par exemple m’évoquera la mer et de cette sensation naîtra une œuvre : un mur interactif en béton sonore (présenté au salon Maison et Objets), capable de réagir au toucher et donnant à entendre le bruit de la houle, différemment en fonction du magnétisme de chacun. Pour certains, ça renvoie au monde océanique, pour d’autres au monde lunaire…
En règle générale, ce qui m’intéresse dans le monde et les objets environnants, c’est justement leur pouvoir d’expression, d’évocation, d’évasion, d’émotion et de transmission de messages. De manière simple et directe, la création artistique me permet de rendre accessible à tout un chacun cet élan poétique, personnel et vital. Ma démarche de créateur passe systématiquement par un stimuli.

Au début de l’année 2008, vous avez présenté votre béton à cratères dans le cadre de Mutations, une exposition organisée par Les Ateliers de Paris, mais aussi aux Etats-Unis, à Art Basel Miami plus exactement. Comment votre travail a-t-il été reçu outre atlantique ?
Milène Guermont. Très bien, j’ai un bon rapport avec les Etats-Unis, les gens ont moins besoin de vous faire entrer dans une case, la transversalité de mon travail y est plus un avantage qu’un handicap. Pour Art Basel, j’ai présenté Mon Amour, une installation de 65m2 constituée de 3000 parpaings au centre de laquelle ont été disposées trois boules de béton. Quand on caresse la première, une vague de lumière apparaît, la deuxième déclenche une vibration et la troisième diffuse les battements de mon cœur…

A Miami, les boules de béton ressemblent à des planètes, à des lunes miniatures. De la mer vous vous envolez vers astres…
Milène Guermont. A Miami, la lumière vient du béton, grâce à l’incrustation de fibres optiques, je me rapproche de plus en plus naturellement de l’espace et du nuage. J’ai le projet de partir en Irlande pour capter le son des nuages et de le retraduire dans la matière.

C’est en conformité avec cette nouvelle orientation (l’espace) que vous avez infiltré Internet et plus précisément l’univers virtuel de Second Life…
Milène Guermont.  L’un de mes objectifs a toujours été d’utiliser les nouvelles technologies, d’être en prise avec notre modernité.  En novembre 2008, j’ai été sélectionnée dans le premier Festival des réalités virtuelles pour lequel j’ai conçu un béton à cratères virtuel. Cette expérience m’a fait comprendre que le numérique m’ouvrait de nouvelles perspectives, ce qui m’a incitée à aller plus loin dans cette voie.
Second Moun, que l’on peut découvrir depuis le 24 décembre 2008 dans le ciel virtuel Second Life, est une copie de mes cratères lunaires sur béton, qui sont eux même une transcription de la réalité….

Vous vous sentez proche de certains créateurs en particulier ?
Milène Guermont.  J’aime Yves Klein, Pierre Huyghe pour sa poésie et son rapport à l’architecture — son travail sur Le Corbusier entre autres — et aussi l’artiste James Turrell, qui a utilisé un procédé de la NASA dans l’une de ses oeuvres. Je puise également mon inspiration dans la littérature. Mon écrivain favori reste Proust dont j’apprécie le rapport synesthésique au monde, comment des cliquetis sur un pavé peuvent le faire basculer ailleurs dans A la recherche du temps perdu…

Le béton vous permet aussi de revisiter certains objets du quotidien, comme la table…
Milène Guermont. La table Mare matrice, dans sa première version — que je voulais volontairement très archétypale avec ses quatre pieds carrés — est une réflexion sur la matrice, la mer, la Normandie, ma région natale. Selon une étude de l’Insee, on se met à table deux fois par jour, au même rythme que la marée… C’est ce qui m’a donné l’idée de choisir cet objet commun à tous et d’y introduire une dimension tactile, sensorielle. Ma table est composée d’un plan de béton d’à peine 2 cm d’épaisseur, métaphore de la terre, sur le tiers duquel vient coulisser un plan de verre, métaphore de la mer. Et au moment des repas, quand la marée est basse, on accède à l’estran (la zone littorale comprise entre la mer la plus haute et la plus basse), le monde de la mer sur la terre, représenté ici par une surface en béton à cratères, qui fait entendre le bruit de la mer quand on l’effleure du bout des doigts. L’occasion pour moi de réunir en un même objet le béton polysensoriel et le béton à cratères.

Mare matrice va-t-elle être commercialisée ?

Milène Guermont. Cette table est un objet unique… J’en ai une autre en préparation mais je ne souhaite pas pour l’instant qu’elle rentre chez un particulier, au contraire je voudrais la partager avec le plus grand nombre, l’exposer mais je ne sais pas encore où…

A la rentrée 2009, on pourra vous retrouver aux Journées du Patrimoine, au hasard d’une salle ou d’un sentier du Jardin botanique de Paris…
Milène Guermont. Oui, on m’a proposé d’investir ces espaces avec mes planètes en béton. Elles viendront ponctuer le parcours, comme si elles faisaient réellement partie du lieu, curiosités parmi d’autres… C’est une façon de valoriser notre passé avec des nouveaux matériaux, des procédés technologiques…. J’aime m’inscrire dans une telle confrontation, comme à Saint-Nazaire où je vais recouvrir d’un pelage lumineux des morceaux de ferraille, vestiges nostalgiques d’un chantier de construction…

Il est aussi question d’une collaboration avec Rolex. Après un passage chez Vuitton l’année dernière, vous semblez être à l’aise dans l’univers du luxe…

Milène Guermont. Rolex m’a donné pour mission de stimuler son équipe d’ingénieurs et une carte blanche pour imaginer la montre du futur… Ce qui m’intéresse dans le haut de gamme, c’est les conditions de production (en France, avec une main d’œuvre de qualité et bien rémunérée) et la transmission de notre patrimoine. J’aime voir toute une entreprise se mettre en branle, en interaction pour fabriquer les produits les plus harmonieux possibles.

Milène Guermont
— Cratères, 2008. Béton lunaire à cratères, patent pending.
— Mare matrice, 2007. Béton polysensoriel.
— Mare matrice, 2007. Béton polysensoriel. Détails.
— Plaque de béton polysensoriel.
— Mon Amour, 2008. Installation. Trois boules de béton polysensoriel. Art Basel Miami.
— Concrete Square Feet, 2009. Motif avec Rosie de Riveter.

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