ÉDITOS

Micro-révolution au Palais (de Tokyo)

PAndré Rouillé

La carte blanche confiée par le Palais de Tokyo à l’artiste britannique Jeremy Deller a pris la forme d’une exposition intitulée «D’une révolution à l’autre», dont le projet est explicitement d’interroger, en marge de l’art contemporain, les relations qui peuvent exister entre les révolutions industrielles et culturelles.
Délibérément située «aux frontières de l’histoire, de l’anthropologie et de l’art contemporain», l’exposition se veut «hors normes» et «inclassable». Elle convoque des protagonistes issus d’univers différents, artistes ou «échappant parfois à la définition d’artiste», et présente des objets atypiques qui débordent amplement les contours actuellement admis des œuvre

: des photographies, des textes et des sons issus de fonds documentaires, des banderoles syndicales, des dessins et maquettes réalisés par des handicapés physiques ou mentaux, et par des prisonniers.

La très théorique démarche d’interroger les rapports entre les révolutions industrielles et culturelles prend manifestement elle-même la forme d’une micro-révolution artistique qui met à mal les notions d’œuvre, d’exposition, d’artiste, de commissaire, et d’institution artistique: les éléments exposés étant pour la plupart des photographies extraites de fonds documentaires sur l’art populaire et vernaculaire, les objets figurés n’ayant pas valeur d’œuvres, leurs auteurs n’ayant pas rang d’artistes, et les clichés eux-mêmes n’ayant pas le statut d’art contemporain (dans son acception actuelle).

On assiste donc, au sein même de l’art, à une déstabilisation de tout l’édifice de l’art par une remise en cause de ses périmètres, de ses normes curatoriales, de ses classifications, de ses définitions de l’artiste, et de la nature des œuvres.

La profondeur de la césure se mesure notamment au fait que l’introduction au Palais de Tokyo de photographies et d’autres objets ne se réfère aucunement aux démarches d’appropriation et de déplacement qui ont ponctué la production artistique de tout le XXe siècle dans le sillage des ready-made de Marcel Duchamp.
Les objets et images ne sont pas, sur le mode des ready-made, transcendés en œuvres par l’action conjuguée d’un artiste (Jeremy Deller) et d’une institution artistique (le Palais de Tokyo). Comme si l’un et l’autre avaient perdu de leur efficience, ou, plus certainement, comme s’ils voulaient explorer la possibilité de concevoir, au sein même de l’art, des expositions sans œuvres et ni artistes, de confier à des artistes le rôle de commissaire, et d’expérimenter ainsi d’autres réseaux de sens. Au risque d’entraîner l’institution du côté de l’anthropologie et de l’histoire — loin des méthodes, des esthétiques, des pratiques et des valeurs de l’art.

Cette démarche pourrait être le signe d’une sorte d’épuisement des forces signifiantes de l’art, et/ou d’une perméabilité de ses territoires à d’autres champs de savoir et de pensée, en l’occurrence l’anthropologie et l’histoire.
La micro-révolution mise en scène au Palais de Tokyo serait donc celle d’un alliage de l’art et de l’anthropologie, où des objets anthropologiques concurrenceraient et feraient vaciller l’art en ses lieux les plus emblématiques, et où l’art ouvrirait des perspectives signifiantes inouïes aux objets et d’images anthropologiques.

En extrayant les images anthropologiques de leurs fonds d’archives pour les exposer à la lumière des cimaises du Palais de Tokyo les mettre en espace et en scène, Jeremy Deller les offre à un regard esthétique nouveau pour elles, qui augmente leur valeur documentaire d’une plus value esthétique.
Ce transfert dans les territoires, les protocoles et les regards de l’art a ainsi pour effet et pour intérêt d’enrichir de sensations esthétiques le sens documentaire de ces objets anthropologiques.

Dans cette opération, l’institution artistique délaisse son rôle traditionnel d’exposer des objets d’art pour se transformer en un véritable laboratoire transdisciplinaire de production d’alliages de sens et de sensations en agrégeant des sensations (esthétiques) aux sens pour les féconder de sens nouveaux, inouïs, ce qui les rend mieux aptes à soutenir des réflexions aussi théoriques que les «possibles relations entre révolutions industrielles et culturelles».

Au fil de l’exposition se tisse une conception discrète mais assez cohérente de la révolution. Alors que les Révolutions française et russe de 1789 et de 1917 ont été des révolutions politiques, verticales, centralisées et violentes, Jeremy Deller décline le modèle inverse de révolutions horizontales et pacifiques, sans territoires ni formes assignés, qui se manifestent à la base de la société, au travers d’une série de micro-événements de la vie ordinaire, de rituels et d’expressions d’art vernaculaire. Tout en laissant évidemment ouvert le problème de la façon dont ces mouvements infra-révolutionnaires peuvent contaminer l’ensemble de l’édifice social.
Cette vision d’une révolution calme et silencieuse, sans ruptures brusques, Jermy Deller la puise dans les pratiques les plus diverses, et les moins explicitement politiques, telles que le folklore, les banderoles, les premiers temps du rock en France, ou les technologies audios et musicales dans l’Urss d’avant 1939, etc.

En fait, la carte blanche confiée à Jeremy Deller semble être, pour Marc-Olivier Wahler, l’occasion d’interroger à nouveau la possibilité d’une institution artistique dans l’époque à venir. Il apparaît nettement que cette institution pourrait être conduite à abandonner le rôle d’offrir à la délectation-consommation du public des œuvres-objets strictement artistiques.
Dans cette hypothèse accentuée par les «révolutions» qui bouleversent conjointement le monde et l’art, l’exposition artistique pourrait ainsi se transformer en expérience interdisciplinaire, et l’art s’allier à d’autres pratiques en leur apportant une dimension esthétique.

Les institutions artistiques deviendraient alors ces lieux singuliers de réflexions sensibles sur les grandes questions du présent. Très loin des cadres étroits du marché de l’art ?…

André Rouillé
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