ART | INTERVIEW

Meriem Bouderbala

En juin 2012, Meriem Bouderbala assurait le commissariat du Printemps des Arts de Tunis dont des œuvres ont été jugées «blasphématoires» et pour certaines détruites par des islamistes radicaux. Ce qui a déclenché une série de manifestations. Dans le contexte postrévolutionnaire tunisien, l’art est devenu un enjeu politique au cœur du débat sur la laïcité.

Pouvez-vous nous présenter le Printemps des Arts et nous parler de cet événement annuel?
Meriem Bouderbala. J’ai été invitée à assurer le commissariat du 10e Printemps des Arts par ses organisateurs dans la perspective de transformer cette manifestation annuelle d’art contemporain tunisien en un événement international. J’ai passé toute ma vie en Europe. Je suis rentrée en Tunisie en 2001 au moment du 11 septembre. Cette date a fait basculer mes choix de vie. Mes expositions personnelles sont des passerelles immatérielles et indestructibles contre les gouvernements autoritaires. Au titre de commissaire, je détournais la censure par des subterfuges typiquement orientaux en faisant d’elle un moyen paradoxal d’accroître la visibilité des expositions que j’organisais. Cela m’a servi sous le régime de Ben Ali sans pour autant que cela soit une stratégie délibérée de provocation, il était inutile d’alerter la censure pour qu’elle soit déjà là.
Á la Abdellia, le lieu d’exposition principal du Printemps des Arts, ce fut différent. Le prétexte de profanation du sacré a été utilisé par des groupes religieux radicaux pour manipuler la population et mettre en difficulté les autorités: la censure réclamée alors ne protégeait pas l’État mais était destinée au contraire à le mettre en cause. Dans le contexte actuel, il s’agit d’occuper le terrain de la culture, de permettre son accès à tous. Non pas la culture élitiste et ségrégative validée par les «autorités» de l’art mais la culture dans son sens le plus large, au sens où Freud la désignait comme Kulturarbeit: «travail de culture» ou «travail de civilisation».
Tout se joue maintenant, d’où l’urgence d’être réactif, quitte à brûler les étapes dans une course de vitesse contre le retour de toutes formes de totalitarisme.

Comment avez-vous pensé votre travail en tant qu’artiste, d’abord, mais aussi en tant que commissaire du Printemps des Arts dans l’état actuel de la Tunisie? Avez-vous construit vous-même des limites qui pouvaient influencer et limiter vos choix?
Meriem Bouderbala. Je n’ai pas présenté mon travail au cours de cette manifestation. Il est exposé ailleurs, en même temps, à l’IMA à Paris dans l’exposition thématique «Le corps découvert». Ce sont des œuvres photographiques, «Tératogénèse», un travail où je dénonce le sort réservé aux femmes, à leur corps précisément.
Il reste que le commissariat d’exposition est en soi un acte artistique. Le choix des artistes et la mise en scène de leur travail sont des décisions artistiques, mais le commissariat implique aussi une forme d’engagement dans la cité, de travail culturel, qui relève à mon sens lui aussi du geste artistique au sens plein.
Il n’y a aucune limite quand on est artiste. L’artiste peut rencontrer des limites objectives mais le rôle du commissaire est justement d’en tenir compte sans assigner l’artiste à les intérioriser. J’ai laissé à chacun la liberté d’exprimer ce qu’il est. En revanche, je n’aurais pas présenté d’œuvres dont le seul but ait été de heurter gratuitement les religions, quelles qu’elles soient. Ce que je crains d’elles, ce sont leurs dérives, leurs ambitions totalitaires. Nous somme tous, à des degrés divers et quel que soit le pays, au bord du chaos. Un langage résistant et différent doit naître de cette situation inédite, un langage aussi qui n’entretienne pas une forme de mépris dissimulé pour le peuple. En Tunisie, un gouvernement a abandonné les artistes alors qu’ils sont menacés de mort au profit de luttes fratricides au sein du pouvoir avec comme horizon la charia. Il n’y a pas d’œuvres «blasphématoires» dans l’exposition que j’ai conçue. En revanche leur lecture a été instrumentalisée par des courants anti-démocratiques qui veulent manipuler les images, en usant en particulier de la confusion de la pensée propre à Internet. Du fait même que l’art fait aujourd’hui partie de la démocratie, qu’il en est un des emblèmes, il se trouve attaqué en premier.

Avez-vous abordé avec votre équipe les questions ou les problématiques qui pourraient ressurgir face aux choix des œuvres présentées?

Meriem Bouderbala. Non car c’est mon choix de commissaire et d’artiste, donc un choix dont je me dois d’assumer la subjectivité essentielle. Néanmoins une exposition «expose» les artistes, la preuve aujourd’hui. Cela me donne dès lors un devoir de solidarité, y compris dans le maintien d’une position critique dans la continuité de ce qu’ont été mes choix pour le Printemps des Arts.

Comment peut-on parler de «dégradation» par une œuvre d’art là où il faudrait parler de liberté d’expression?

Meriem Bouderbala. La lutte qui a opposé les artistes aux extrémistes a pu être amplifiée du fait parfois d’une forme de distance perçue comme méprisante pour et par le peuple. Le monde a changé et une certaine classe sociale aisée doit aussi comprendre qu’elle n’a pas le monopole de la culture de ce pays. Il reste qu’il est hors de question de renvoyer dos-à-dos artistes et extrémistes: si les artistes peuvent parfois se montrer maladroits, ils ne veulent pas la mort de l’autre, ils font même de l’acceptation des différences le fondement de la démocratie. Le problème n’est pas le peuple mais ceux qui le veulent sans culture. On sait que pendant l’ère de Ben Ali des actes de censure à l’encontre d’artistes plasticiens étaient présents mais sous une forme biaisée (les artistes en parlaient mais ils arrivaient à les détourner), alors que maintenant les choses sont différentes, les actes de censure sont plus nombreux : une censure affligeante et qui persiste depuis la diffusion du film d’animation français de Vincent Paronnaud et Marjane Satrapi Persepolis, au Cinéma AfricArt.

Comment expliquez-vous cela?
Meriem Bouderbala. La censure exercée par un dictateur ne peut se prévaloir de valeurs sacrées. Se moquer de Ben Ali nous apportait la sympathie de ceux qui auraient dû nous critiquer car nous subissions la même oppression. Aujourd’hui le danger est que chaque Tunisien peut se sentir offensé dans sa chair par ce qu’on lui désigne comme «blasphème» à l’égard de Dieu. Ce n’est plus la même censure, ce n’est plus la même peur. Ce qui terrorise les artistes, c’est la puissance de la propagande religieuse mise au service de la quête du pouvoir, quand chacun des acteurs tente d’assurer sa légitimité par un discours qui instrumentalise le divin.

Pensez-vous que l’engagement et le soutien affaibli de l’Etat est une réaction à une politique culturelle mal acceptée? Ou peut-être s’agit-il d’une autre crainte?
Meriem Bouderbala. Il n’y pas de politique culturelle en Tunisie, ou plutôt ce qui se désigne comme «politique culturelle» est fondé sur une forme de crainte de la culture, des cultures, bref sur l’inculture. Il a fallu que je monte en 2003 les premières expositions d’art contemporain avec des artistes internationaux pour que se déclenche l’engouement pour un art ouvert à la culture tunisienne et au monde. J’ai découvert de jeunes talents sans CV qui aujourd’hui exposent partout. Si cela peut représenter une menace pour l’Etat, ce n’est que parce que l’artiste ne veut pas être réduit à un artiste de cour qui s’en tiendrait à ne produire que des représentations convenues.

Le titre de la 7e édition de la Biennale de Berlin est «Forget Fear» (Oublier la peur), c’est une thématique assez poignante qui pourrait inclure les derniers événements passés en Tunisie. Qu’en pensez-vous? Vous avez parlé dans votre argumentaire du mouvement Occupy. Pourquoi? Qu’est-ce qu’occuper le terrain pour vous?
Meriem Bouderbala. Occuper le terrain c’est le labourer, l’ensemencer. Quand cela devient impossible, il faut alors engager un devenir-invisible, lancer des rhizomes qui se croiseront et pousseront à la lumière dans la surprise. Je crois au travail souterrain.

Peut-être que le trait commun à toutes les censures c’est d’agir à partir de scénarios de peur composés d’un mixte d’idéologie, de politique, d’actualités médiatique, de préjugés, de clichés. Dans ce mixte comment expliquez-vous l’opposition de ces deux notions: la culture de l’art versus le sacré? Comment situez-vous les lignes entre ces deux notions?
Meriem Bouderbala. Vaste débat à l’origine même de l’art. Une histoire de l’art est-elle possible ou s’agit-il plutôt d’une évolution en strates et palimpsestes? L’histoire de l’icône et celle de l’acte iconoclaste sont indissociables. Mais ce n’est au fond qu’un jeu de miroir dans lequel l’artiste excelle. Dépasser le sacré c’est peut-être s’affranchir d’un langage pour en inventer d’autres, c’est peut-être devenir polyglotte.

Quelle est votre plus grande crainte par rapport à ces derniers événements? Quelle est votre crainte vis-à-vis aussi des artistes que vous avez représentés? Particulièrement ceux dont les œuvres ont été détruites et vandalisées, quels sont leurs moyens de défense? Sont-ils toujours bien informés de leurs droits? Ont-ils les moyens, y compris financiers, d’engager un procès?
Meriem Bouderbala. Se fédérer est la seule solution pour la société civile dont l’artiste fait partie. Je me bats pour une ouverture à l’international dans ce combat complexe.

Quel danger se présente aujourd’hui sur la scène artistique tunisienne et en général dans la société?

Meriem Bouderbala. Tous les dangers sont devant nous. C’est une guerre d’un monde moribond contre un monde obsolète. Il va falloir apprendre à respecter ce peuple et après, seulement, on aura droit au nom d’artiste.

Pensez-vous que ce qui s’est passé en Tunisie est un signe de changement ou une forme de dégradation du statut de l’art dans la société?

Meriem Bouderbala. C’est une dégradation et un changement, une régression en cours qui dans le même temps alerte et rend le regard plus aigu. C’est en revanche un recul évident pour imposer un art officiel. Le changement passe par une écriture nouvelle des rapports humains, ou de ce qu’on appelait naguère les rapports de classe. La question reste profondément actuelle dans un pays qui n’a pas connu la démocratie, qui ne se vit encore qu’au travers de classes sociales étanches et figées.

Dans l’un de ses écrits en 2008, Mai 68 à l’envers. Nouvelle censure à Bordeaux, André Rouillé évoque la censure des clichés de Christian Delecluse «qui transpire la peur, l’ordre moral, le conformisme et les frustrations». Que pensez-vous de cette affirmation ?

Meriem Bouderbala. En Tunisie le problème n’est pas encore, ou n’est plus, celui de «l’ordre moral». Il est question d’un ordre théocratique, transcendant, posé par nature comme indiscutable par les humains. On peut jouer à cache-cache avec l’ordre moral, on peut le détourner et l’enfermer dans ses contradictions. L’ordre théocratique au contraire étend son empire en écrasant tout commentaire et toute interprétation, ils sont étrangers à sa logique folle.

Pensez-vous que l’art est capable de résoudre les problèmes de la société? Selon vous quelle est sa réelle fonction?
Meriem Bouderbala. La connaissance de cultures différentes et d’autres formes d’expression donne accès à des sources de métiers inédits, à d’autres formes de productions culturelles. L’art prend évidemment sa part dans ce mouvement. Participe-t-il pour autant à la résolution des problèmes de la société? De façon directe et frontale, certainement pas, c’est même un luxe nécessaire qu’il doit défendre. L’art sait dire en revanche ce que la pensée ou les mots n’ont pas encore inscrit ailleurs, en cela il n’offre pas de réponses mais les conditions de leur émergence. L’art est la respiration, une apnée trop longue entraîne la mort clinique du cerveau.

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