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Mécaniquede la censure ordinaire

PAndré Rouillé

Parler positivement de la situation de l’art contemporain est devenu difficile par les temps présents. A cause d’une série de décisions et de dispositions gouvernementales qui remettent en question les équilibres qui ont longtemps prévalu dans les domaines de l’art, de la culture, de l’enseignement, ou de la recherche. Cela dit sans esprit partisan, ni parti pris politique, mais observé du seul point de vue des intérêts de l’art contemporain.

Or, celui-ci est aujourd’hui victime d’une nouvelle action : la censure et la saisie pures et simples d’une œuvre par la Brigade anticriminelle du ministère de l’Intérieur. Pas moins!

La censure, fût-elle républicaine, ne date malheureusement pas d’aujourd’hui ! Une situation nouvelle est toutefois en train de prévaloir: la censure et la répression deviennent instantanées et automatiques.
On fait grand usage de la désormais fameuse procédure de «comparution immédiate», et une loi encore en discussion risque d’obliger bientôt les hébergeurs à suspendre tout site internet à la moindre plainte d’un internaute pour racisme, pédophilie, pornographie, sans même que la justice ne soit saisie, sans même que les responsables du site ne puissent s’expliquer.
Sous prétexte de rapidité et d’efficacité, on élimine le juge (lire l’éditorial du 15 janv. 2004).

Comme si la situation de l’art et des artistes contemporains n’était pas suffisamment difficile et précaire, voici qu’une procédure de semblable inspiration vient de s’appliquer à l’encontre de +/-L’Epicerie, une structure tout à fait originale de diffusion et d’expérimentation d’œuvres d’art au sein d’une épicerie du XXe arrondissement.
La police est intervenue le 31 janvier à l’occasion de la programmation intitulée «L’objet de vos désirs à moindre prix» pour saisir une vidéo supposée «pornographique» de Vincent Epplay, dont le sérieux et la renommée ne sont pourtant plus à démontrer.

Bien au-delà de l’art contemporain, il est effrayant de constater qu’aujourd’hui la mécanique de la répression et de la censure ordinaires se met implacablement et aveuglément en branle à la moindre impulsion, sans que rien, pas la moindre raison humaine, ne puisse l’arrêter.

Vincent Epplay diffusait à l’intérieur d’une automobile garée devant l’épicerie la vidéo Christine composée de longs monochromes ponctués par de brèves apparitions d’une strip-teaseuse dont les images sont elles-mêmes filtrées en rouge. Les images, qu’Epplay avait présentées quelques années auparavant lors de son diplôme de l’École des beaux-arts, n’ont rien de pornographique ni même de provocateur.

Mais il a suffi qu’un habitant du quartier soit d’un avis contraire et qu’il appelle la police (sans déposer plainte) pour que la mécanique s’enclenche.
Aussitôt, trois véhicules de la Brigade anticriminelle étaient sur place, la vidéo, le matériel et l’automobile saisis et mis sous scellés, le responsable de +/-L’Epicerie interpellé. Jugement le 3 mars, pour diffusion sur la voie publique d’images contraires à la décence.

Cette machine répressive de censure, dont l’on entend vanter l’efficacité, s’exerce avec absurdité et indécence.
Absurdité, car les moyens mobilisés et le processus engagé sont disproportionnés au regard de la situation concrète ; car la légitime lutte contre la pornographie manque sa cible en s’aventurant sur le terrain de l’art contemporain — à moins que le but soit principalement d’obtenir des statistiques favorables au ministère de l’Intérieur.
Indécence, quand les tracasseries policières et judiciaires viennent s’ajouter aux difficultés matérielles immenses que rencontre l’art contemporain.

Mais le plus grave et le plus effrayant réside sans doute dans le fait que cette machine répressive est totalement aveugle et obtuse. Une fois enclenchée, elle ne veut rien voir ni rien entendre. Le programme répressif se déroule sans discernement, sans réflexion.
Il ne s’est en effet pas trouvé un membre de la Brigade anticriminelle pour interroger la pertinence de l’action engagée, pour apprécier le bien-fondé de l’accusation de pornographie. Pour prendre une humaine mesure de l’écart grotesque entre les moyens mobilisés et la situation.

Sous prétexte de rapidité et d’efficacité, on fait désormais prévaloir la police sur la justice. Ainsi s’instaure une sorte de règne insidieux des accusateurs quelconques (tel passant, tel internaute, tel «compatriote offusqué dans sa sensibilité», etc.).
Ainsi se prépare un ordre où toute différence, tout écart, toute aspérité, s’exposeront au risque permanent de la répression ordinaire, celle dont les citoyens bien pensants seront les acteurs zélés, avec l’appui empressé et aveugle des forces spéciales de la police.
Ainsi s’ouvre l’époque où, en France, les œuvres d’art contemporain sont du ressort direct de la Brigade anticriminelle.

André Rouillé.

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Igor Sevcuk, Kalle, 2004. Vidéo. Courtesy Public, Paris.

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