ART | CRITIQUE

Matter, Grey

Vernissage le 25 Fév 2006
PEmmanuel Posnic
@12 Jan 2008

Voici donc le White Cube mis à nu par ses hérauts mêmes. Celui qui en avait été l’un de ses instigateurs les plus zélés est à l’origine du projet: l’artiste américain Joseph Kosuth, promoteur de l’art conceptuel à la fin des années 60 et commissaire de l’exposition, investit la galerie transformée ici en laboratoire d’analyse pour matière grise en ébullition.

Moins un hommage qu’un passage à la moulinette, l’exposition organisée chez Almine Rech lapide la neutralité tranquille du White Cube institutionnel au profit d’une scénographie à la fois contenu et contenant, réifiant la matière grise.

Voici donc le White Cube mis à nu par ses hérauts mêmes. Celui qui en avait été l’un de ses instigateurs les plus zélés est à l’origine du projet: l’artiste américain Joseph Kosuth, promoteur de l’art conceptuel à la fin des années 60 et commissaire de l’exposition, investit la galerie transformée ici en laboratoire d’analyse pour matière grise en ébullition.

Kosuth n’en est pas à sa première expérience. Le commissariat d’exposition fait partie de sa pratique artistique depuis plus de trente ans. Sa réflexion phénoménologique mettant à plat le langage et son énonciation écrite, parlée et pensée, y avait déjà pris toute sa dimension plastique en 1989 lors d’une exposition consacrée au philosophe anglais d’origine autrichienne Ludwig Wittgenstein («The Play of Unsayable») à Vienne et Bruxelles. «Matter, Grey» s’inscrit dans cette démarche.

Pour l’accompagner, l’Américain invite Hanne Darboven et Haim Steinbach, deux artistes qui ont partagé avec lui l’aventure conceptuelle. Et trois artistes plus jeunes, Seamus Farrell, Ann-Sofi Sidén et Tino Sehgal, véritables relais de la génération précédente.
Les œuvres s’articulent autour d’un mural de René Magritte, reconstitution d’une toile de 1922, Miroir vivant, qui retrace les méandres de la pensée à travers une coupe sommaire de ce à quoi pourrait ressembler un cerveau réfléchissant.
Quatre zones claires (la matière blanche), deux zones d’ombre confrontées à l’incongruité de leur connexion, à la collision d’informations qui n’ont pas la même matérialité, la même fonctionnalité, ni la même urgence.
Cette quête d’une transcription directe mais forcément aléatoire de la pensée traverse toute l’œuvre de Magritte. On la retrouve chez Joseph Kosuth, bien que celle-ci apparaisse de manière moins métaphorique et beaucoup plus en terme d’étude sémiologique.

La citation et la reformulation critique sont des postulats que l’on retrouve dans la pensée post-moderne.
Kosuth expose un texte en néon daté de 1987 qu’il avait déjà utilisé sous la forme d’un papier-peint lors de l’ouverture de la galerie Leo Castelli à New York en 1986. Il emprunte ce paragraphe intitulé «The Solution of the Riddle (Zero or Not)» à Sigmund Freud.

Les objets de Haim Steinbach, vestiges primitifs et sculptures sans qualité, s’associent tout autant au cerveau par la forme et l’intention (des cylindres creux, des blocs compacts de galets) qu’à l’histoire des Vanités et à cette mort forcément programmée dans la pensée et le parcours de chacun.

La référence est aussi explicite chez Seamus Farrell: il reprend le Grand Verre de Duchamp, remplace les tambours de la broyeuse de chocolat par des cerveaux moulés dans l’engrenage. Farrell fait le lien entre les premiers temps de la modernité (Duchamp annonce l’art contemporain) et le langage post-moderne du détournement et de la falsification.

Le cerveau est un contenant qui produit ses propres suites logiques, ses séquences et ses séries en répétition. Le quadrillage numérique de Hanne Darboven explore la complexité d’un processus mental en cours par l’alignement d’une suite de nombres jusqu’à en pointer le caractère frénétique ou obsessionnel. Voire jusqu’à suspendre le spectateur devant un processus menant nulle part si ce n’est à la perte du sens initial.

La matière grise ne s’arrête jamais de produire. Que ce soit des chiffres ou bien des images, comme chez Ann-Sofi Sidén. The Test Chamber montre d’abord un personnage mi-femme mi-démon se roulant au sol et dévisageant le spectateur. Une autre scène situe un paysage indéterminé, tour à tour chambre close et vue réduite d’extérieur.
Le film de Sidén est diffusé sur deux moniteurs de vidéo-surveillance placés légèrement au-dessus des têtes. Regardeur-regardé, le spectateur observe un spectacle intime (le sien peut-être ?) comme si les scènes qui prennent vie dans cette vidéo ne décrivaient finalement qu’un espace mental ou un processus psychologique en cours.

La chambre grise qui sert de décor à Ann-Sofi Sidén alimente le rapprochement que l’on peut faire avec la matière grise. Mais en vérité, c’est l’ensemble de la scénographie qui adapte le contenu (l’exposition) au contenant (la galerie): toutes les cimaises ont été repeintes en gris, un gris obsédant qui place le spectateur dans un réceptacle qui rien ne vient perturber.

Rien si ce n’est les interventions de Tino Sehgal. Le jeune artiste invente des saynètes que des comédiens d’occasion (en fait, le personnel de la galerie) adaptent et rejouent devant le spectateur. Ils s’écroulent par terre et, dans un phrasé entre la suffocation et la fascination, racontent l’exposition. Par ce travail, Sehgal reporte pour ainsi dire le discours sur les œuvres dans la réalité d’une de ces œuvres. Le miroir est inversé, c’est l’œuvre qui interroge désormais l’exposition, échappant à tout «méta-discours» et produisant sa propre énonciation critique.

L’installation de Sehgal est à l’image de l’ensemble : une juxtaposition de signes sur d’autres signes préexistants (tenant de l’histoire de l’art ou de l’histoire culturelle), une détermination à laisser la pensée, la matière grise donc, virer tranquillement du côté de l’abstraction.

English translation : Rose-Marie Barrientos
Traducciòn española : Maite Diaz Gonzàlez

Haim Steinbach
— Untilted, 2005. Tuyaux, jouets en caoutchouc, pierres. 103 x 250.5 x 48.5 cm.
Joseph Kosuth
— The Solution of the Riddle (Zero or Not), 1987. Néon. 386 x 100 cm.
Hanne Darboven
— Filmquerschnitt, 1969. 100 x 42 cm. Encre noire sur papier calque. 20 éléments, 30. 5 x 22 cm (chacun).
Ann-Sofi Sidén
— The Test Chamber, 1997-2004. 2 moniteurs noir et blanc de 12 pouces de diamètre et leurs bras de support (dyptique).
Seamus Farrell
— The Big Glass (after MD / brains), 2006. Verre gravé au diamant, structure en chêne. 249 x 127.5 x 75 cm.

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