ART | CRITIQUE

Matières premières

PFrançois Salmeron
@16 Avr 2013

Paul Pouvreau nourrit une double affection pour la photographie et pour les cartons d’emballage usagés au point de les combiner et d’en faire depuis plusieurs années le principal matériau de ses œuvres. Ce faisant, il situe son œuvre à l’encontre de la tradition, qui a longtemps boudé la photographie, qui associe spontanément l’idée de beauté à celle de noblesse des matériaux, et qui répugne sans doute à considérer comment des matériaux peuvent, en art, produire des effets politiques.

L’exposition «Matières premières» actuellement présentée au Centre régional d’art contemporain de Sète propose deux séries de clichés de cartons d’emballage: l’une, sous la forme de tirages numériques en couleur encadrés; l’autre, composée de grandes sérigraphies en noir et blanc directement collées à même les murs à l’intérieur du centre d’art, mais aussi à l’extérieur dans la ville et sa périphérie. En outre, une vidéo projetée sur grand écran, intitulée La Cabane (2004), retrace les transformations et l’effondrement, sous l’effet des intempéries, d’une architecture précaire construite à l’aide de cartons…

En visitant l’exposition, on éprouve assez vite qu’une réelle et discrète connivence unit l’œuvre de Paul Pouvreau au lieu que Noëlle Tissier a conçu et dirige. L’espace d’exposition, qui laisse apparaître certains éléments de son ancienne fonction d’entrepôt frigorifique de poissonnerie, s’accorde avec l’œuvre de Paul Pouvreau qui, elle, mobilise des matériaux rudimentaires au service d’une réflexion visuelle exigeante sur l’art, les images, l’architecture, la photographie, la publicité et la cité. Mais aussi sur la situation du monde occidental d’aujourd’hui…

Loin d’être aussi rudimentaire que son état de détritus échoués dans les replis des villes peut le faire paraître, le matériau-carton n’est pas une pure matière brute comparable à celle des peintres ou des sculpteurs. C’est au contraire une chose fabriquée, déjà pourvue d’une forme propre, porteuse de messages et de visuels de toutes sortes, généralement publicitaires. Ce matériau-carton est aussi doté d’une histoire et d’une situation sociale — ses usages passés, son état de rebut et d’abandon, sa localisation dans la ville, etc. C’est donc un matériau complexe, non pas primaire mais d’ordre deux ou même trois, composé de nombreuses strates de matières, d’histoires, de signes et de sens.
Ce matériau ainsi polysémique n’est toutefois transformé en œuvre qu’au terme d’un alliage avec un autre matériau: la photographie qui, elle aussi, n’est pas un matériau primaire, parce qu’il est nécessairement assorti à une technologie et à une myriade de pratiques et de postures esthétiques (comme s’emploie obstinément à l’ignorer l’idéologie du document).

Paul Pouvreau a, un temps, composé et photographié des cartons d’emballage dans le but de faire déraper la vision et les codes traditionnels du paysage. A Sète, dans le sillage de la commande publique «Archi comble» (2012), c’est plutôt à l’architecture que se réfèrent ses compositions. Des emballages de produits de la vie quotidienne, souvent d’aliments et de boissons, sont agencés en forme de blocs d’architectures puis photographiés sur fond d’espaces urbains réels. Une spirale de sens s’enclenche alors avec le dialogue qui s’instaure ainsi entre la ville réelle et les maquettes en carton qui sont comme des esquisses d’autres villes au sein même de la ville réelle. Avec ce paradoxe que ces cartons porteurs d’utopies urbaines sont déjà imprégnés des valeurs de la ville existante pour avoir été exhibés, en tant que marchandises, sur les murs et les panneaux publicitaires.

C’est à cette circularité perverse que veut répondre le projet «Archi comble» en permettant de diffuser dans la ville, notamment sur des panneaux publicitaires, des photographies en grand format de ces cartons-maquettes. A Sète de grands tirages sérigraphiés en noir et blanc sont ainsi présentés comme des affiches: collés directement sur plusieurs murs à intérieur du centre d’art lui-même, ainsi que sur des panneaux publicitaires et des bâtiments à l’extérieur, dans la ville.
Comme pour enfouir, sous les teintes sombres d’une cité utopique encore dans les limbes, l’ancien monde de la futilité marchande et publicitaire d’où sont extraits ces cartons.

Par cette critique de la marchandisation de l’espace social, le projet «Archi comble» acquiert une dimension politique, autant que les photographies de cartons saisies dans les rues qui dressent un panorama morose des conditions de vie dans les métropoles contemporaines. Comment en effet ne pas songer que les cartons abandonnés sur les trottoirs sont, dans les convulsions actuelles du monde, devenus les derniers refuges d’hommes et de femmes jetés sans domicile à la rue ?
Du conditionnement de la marchandise à la proximité des démunis, des lumières de la publicité à l’état de déchets urbains, de la surexposition à l’invisibilité, les cartons sont emportés dans un itinéraire social d’usages et de sens, et transformés en symboles de l’exclusion qui condamne un nombre croissant d’êtres humains à devenir de véritables détritus: des individus détruits échoués dans les cartons usagés.

Quant à la très émouvante vidéo La Cabane (2004), elle est entièrement consacrée au lent processus d’effondrement, sous l’effet des intempéries, d’une cabane en carton. Au-delà des questions que Paul Pouvreau se pose à sur le paysage à travers elle, cette vidéo peut apparaître, au regard des autres œuvres de l’exposition, comme une métaphore de la précarité, ou de l’écroulement de notre monde sous l’action d’une irrémédiable crise.
Composée de rangées soigneusement ordonnées de cartons, figurée de face en plan serré fixe, la cabane d’apparence solide subit au fil des jours les assauts répétés du vent et de la pluie qui ruisselle sur sa façade et endommage les cartons. De plan en plan, les cartons de plus en plus mouillés se déforment, s’affaissent et fragilisent l’ensemble de l’édifice qui s’avachit et s’écroule sans la moindre résistance avant de se décomposer et de se transformer en une masse inerte et informe.

Cette vidéo, qui nous rend spectateurs impuissants devant les événements les plus menaçants et inattendus, est d’autant plus forte qu’au travers de la disparition de cette maison de carton, c’est notre propre fragilité et disparition qu’elle évoque, et assurément celle de ce monde-ci. Une chute imprévisible et irrémédiable.

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