ART | CRITIQUE

Marcher à côté de ses lacets dans un frigidaire vide

PMuriel Denet
@12 Jan 2008

Trois femmes juives de Pologne, et trois temps de l’Histoire, sont conviés dans la nuit feutrée de la galerie. Un film en diptyque les réunit, et les sépare : le carnet, la mère, la fille.

«Je suis une femme ! Donc je ne peux pas… » La violence éloquente d’un tel incipit laisse pantois. C’est ainsi que s’ouvre le carnet intime d’une jeune fille juive de quinze ans, en 1920 et en Pologne : la mère — qui ne revint pas des camps d’extermination nazis — de la mère de l’artiste.

Trois femmes, et trois temps de l’Histoire, sont ainsi conviés dans la nuit feutrée de la galerie. Un film en diptyque les réunit, et les sépare : le carnet, la mère, la fille. Les deux écrans jouxtés offrent deux visions juxtaposées et décalées, parfois décentrées, les trois protagonistes ne sont que rarement réunies dans le même cadre. Coupure et transmission, passage de(s) témoin(s), d’un bord l’autre. S’écrivent en filigrane les deux histoires inconciliables, qui ont décidé de leur destin : la lente émancipation des femmes, et la tragédie de la négation absolue de l’humain.

Il n’y a donc rien à voir, que le noir et blanc frustre d’une grossière trame vidéo, dans le tremblé d’une mise au point hésitante. Restent les mots. C’est à eux que reviennent de dire le manque, l’absence, la frustration, et le désir. Entre la projection à même le mur et le spectateur, une toile translucide recueille ceux de la mère-fille, survivante improbable, écrits au retour des camps. Noir et blanc, transparence, voile. Effacement et persistance. Fantômes.

En remontant de la salle de projection, on traverse à nouveau l’installation-préambule : un double colimaçon de tulle blanc qui enveloppe le passant dans la ronde des mots qui y sont projetés. On y saisit des bribes de la retranscription du dialogue de Chantal Akerman avec sa mère : la grand-mère, le carnet, le père, Bruxelles, les camps, la mort, la vie. Tout cela tourbillonne, insaisissable, comme des leitmotiv silencieux qui hantent les survivants, que nous sommes.

Mais la force de l’œuvre réside, une fois encore, dans le point de vue de Chantal Akerman, cette frontalité patiente qui laisse advenir l’invisible, « au sens de l’insupportable à voir et de l’inapparence des forces qui nous agissent » (F. Niney).

Chantal Akerman
— Marcher à côté de ses lacets dans un frigidaire vide, 2004. Installation. Dimensions variables.

AUTRES EVENEMENTS ART